Pourquoi ce thème est-il si présent dans l’art ? Voyageant à travers le temps et les styles, une exposition aux Musée des beaux-arts de Lyon tente de répondre à cette question, décryptant au passage les différentes significations de ces vestiges.
La tour de Babel est un mythe qui parle de diversité, de mégalomanie et d’architecture. De fait, sa simple évocation convoque automatiquement l’image d’une ruine somptueuse, image qui a traversé toute l’histoire judéo-chrétienne et inspiré les artistes presque sans discontinuer depuis la plus haute antiquité. Ses fondations remontent à la Bible ; après le Déluge, les hommes, qui parlent alors tous la même langue, s’installent dans une plaine et bâtissent une ville dotée d’une tour ambitionnant de toucher le ciel. Pour les punir de leur démesure, Dieu brouille leurs langues afin qu’ils ne puissent plus se comprendre et les disperse sur toute la planète. Cette tour symbole de leur péché d’orgueil reste inachevée. Ce motif d’une construction exceptionnelle laissée à l’état de ruine a traversé les siècles, et fait le miel des peintres tant pour ses vertus esthétiques que philosophiques. Et passionne d’ailleurs autant les artistes que les écrivains et les psychanalystes.
Poncif de l’art occidental depuis la nuit des temps, les ruines sont en réalité un motif incontournable dans toutes les civilisations. « Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines », résumait Chateaubriant dans son Génie du christianisme (1802), distinguant dans cette fascination universelle une corrélation intime entre « les monuments détruits et la rapidité de notre existence ». Bien qu’il existe au moins depuis la civilisation mésopotamienne, le culte des ruines revêt toutefois des significations différentes selon les époques et les continents. Certains thèmes sont cependant œcuméniques comme leur statut hybride à mi-chemin entre la nature et la culture. Le Trésor des secrets de Nimazi, ouvrage perse enluminé au XVIe siècle, dépeint ainsi un palais en ruine, au décor exubérant et coloré, devenu le refuge d’oiseaux magiques. Née de la main de l’homme, cette superbe ruine a en effet vocation à s’ensauvager inexorablement, devenant le terrain de jeu des animaux et le royaume d’une végétation luxuriante.
Si les vestiges sont un puissant moteur de réflexion métaphysique sur la finalité de toutes choses, ils constituent aussi, depuis la fin du XVIIIe siècle, un motif idéal pour susciter le sublime. À cette époque, le philosophe irlandais Edmund Burke théorise en effet un genre inédit basé sur la « terreur délicieuse ». Certains topos littéraires et artistiques sont alors plébiscités car ils créent un sentiment extrême chez le spectateur, provenant de la contemplation effrayante du spectacle de la nature déchaînée et des paysages majestueux, face auxquels l’homme apparaît totalement insignifiant et impuissant. Les ruines impressionnantes font partie des ingrédients privilégiés par les peintres pour générer cette fascination. Cette sensibilité qui forge l’esthétique romantique puis l’imaginaire fantastique trouve un écho très fort dans les premières créations cinématographiques. À l’image du motif de la catastrophe naturelle transformant instantanément les monuments en ruines, qui fera florès.
Les ruines brossées par les artistes sont autant le fruit du passage inéluctable du temps ou celui des catastrophes naturelles, que la conséquence des interventions humaines. À commencer par les destructions inhérentes à la guerre. D’aussi loin qu’on s’en souvienne, la ruine est en effet l’incarnation des conflits et de la volonté d’annihilation de l’ennemi ; à l’image des innombrables représentations de la destruction de Troie par les armées grecques. L’invention de la guerre industrielle au XXe siècle et ses moyens de destruction d’une ampleur inédite réactive dramatiquement cet imaginaire. Les monuments martyrs et les villes rasées en un claquement de doigts deviennent un des symboles de la Grande Guerre. La ruine est ainsi le sinistre fil rouge de la série de gravures Der Krieg d’Otto Dix, publiées à Berlin en 1924. Les vestiges immortalisés comme des personnages à part entière sont tantôt allégorisés, tantôt croqués de manière documentaire. À l’instar du Bombardement de Lens qu’il saisit presque comme un reporter sur le front.
Ces architectures à l’abandon, réelles ou fictives, jalonnent l’histoire de l’art depuis des temps immémoriaux. Mais le thème connaît au XVIIIe siècle un engouement sans précédent. La découverte de vestiges antiques génère en effet une vague d’anticomanie qui submerge toute l’Europe. Les tableaux de ruines s’imposent alors et de manière durable comme le sujet à la mode. Le dernier chic étant de revenir de son Grand Tour en Italie avec un paysage agrémenté de ruines tantôt pittoresques, tantôt mélancoliques. Les vestiges sont en effet prisés pour leur potentiel méditatif car ils renferment une puissante réflexion sur le passage du temps et la chute des civilisations. Certains peintres comme Hubert Robert se spécialisent dans ce genre qui offre un répertoire presque inépuisable permettant de varier les détails topographiques et les rendus atmosphériques. Malgré la licence prise avec le réel, ce tableau restitue bien l’ambiance de curiosité archéologique et de chasse au trésor qui régnait dans la Cité éternelle.
Qui a dit que ce genre appartenait au passé ? Assurément pas les artistes contemporains qui revisitent ce sujet avec gourmandise, de la photographie à l’installation en passant par la bande dessinée. Ce motif est même devenu une signature chez certains créateurs, comme le couple d’artistes-archéologues Anne et Patrick Poirier, ou le dessinateur belge François Schuiten. Cette figure du 9e art a en effet inventé un univers fantastique dans lequel les ruines et les constructions laissées à l’abandon façonnent un paysage rétrofuturiste. Cet univers parallèle qui emprunte aux codes de la fantasy mêle des architectures réelles et fantasmées dans une temporalité indéfinissable. Certaines constructions renvoient ainsi à la tour de Babel, tandis que d’autres évoquent des bâtiments de Bruxelles. Ses albums représentent les vestiges de civilisations imaginaires, dont il est ardu de distinguer si elles se situent dans un passé fictionnel ou s’il s’agit de projections d’un avenir fantasmagorique.
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Le secret attrait des ruines
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°771 du 1 janvier 2024, avec le titre suivant : Le secret attrait des ruines