Les vues d’espaces publics vides, par les deux artistes mises en dialogue au Centre Pompidou, ouvrent une stimulante réflexion sur le caractère artificiel et inquiétant de la réalité photographiée.
Paris. Marina Gadonneix (née en 1977) a découvert l’œuvre de la Canadienne Lynne Cohen (1944-2014) au début des années 2000. Elle était alors étudiante à l’École nationale supérieure de la photographie (ENSP) d’Arles. « Mes enseignants m’avaient fait connaître la photographie allemande, notamment les Becher et l’école de Düsseldorf, quand Arnaud Claass [photographe, écrivain et enseignant à l’ENSP jusqu’en 2014] m’a suggéré de regarder le travail de Lynne Cohen et son livre “Occupied Territory”. J’ai découvert une forme de liberté que je n’avais pas trouvée dans l’école allemande, même si j’aime toujours beaucoup Thomas Ruff et Thomas Struth. On n’était plus dans la typologie mais dans une liberté d’expression et de création sur des espaces du quotidien, à la fois complètement communs, inquiétants et drôles qui, vides de toute présence humaine, racontaient beaucoup de la société », explique Marina Gadonneix. Depuis, l’artiste française a tracé son chemin et est reconnue sur la scène contemporaine. Les prix HSBC et Niépce lui ont été décernés respectivement en 2006 et en 2020.
L’idée de réunir les deux photographes dans une seule et même exposition, au Musée national d’art moderne, ouvre aujourd’hui la réflexion sur leurs raisons et manières à chacune de s’intéresser aux lieux et à leurs fonctions au travers de ce qui constitue ces lieux : décor, mobilier, objets… Le dialogue est en ce sens réussi. Le glissement progressif de l’œuvre de Lynne Cohen à celle de Marina Gadonneix dessine en effet des points de convergence mais cerne aussi l’autonomie du travail de chacune. Ceci tout en prenant soin de contextualiser les œuvres dans leur époque, les deux monographies publiées y revenant plus précisément.
En préambule est montré le basculement vers la photographie de Lynne Cohen, qui fut à ses débuts sculptrice et graveuse. Si préexistait un intérêt pour les cartes postales et leur imagerie du quotidien, son projet de reconstitution d’une pizzeria dans l’espace d’un musée ou d’une galerie, l’amenèrent à utiliser pour la première fois la photographie afin d’en rendre compte. Le projet ne s’est pas concrétisé, mais l’artiste avait trouvé le médium idoine pour aborder les espaces de la société américaine moderne. Le médium et son moyen : une chambre grand format. Florian Ebner et Matthias Pfaller, commissaires de l’exposition, relèvent le succès rencontré par ses premières photographies aux États-Unis dans les années 1970, puis en Europe dès les années 1980.
« La vision de Lynne Cohen, sa rigueur conceptuelle et formelle, et son humour subtil ont servi de modèle et d’inspiration pour d’autres générations d’artistes », rappelle Florian Ebner, conservateur en chef et responsable du cabinet de la photographie au Musée national d’art moderne. Et tout particulièrement en France, où elle a enseigné et a été publiée et exposée à différentes reprises. Ainsi une rétrospective organisée par Marc Donnadieu a eu lieu en 2019 au Pavillon Populaire, à Montpellier.
Aujourd’hui, en petit ou grand format, ses images en noir et blanc d’intérieurs de salles de classe, de sport ou des fêtes, ses salons, bureaux, salles d’interrogatoire ou stands de tir continuent de former un catalogue de lieux fascinants par leur caractère artificiel. Ses références premières sont le film Playtime (1967) de Jacques Tati, les ready-made de Marcel Duchamp et, chez Walker Evans, son ouvrage Message from the Interior dont le déploiement des pages dans une vitrine en regard des premières photographies d’intérieurs de Cohen est particulièrement réussi. Un lieu, quel qu’il soit, n’est jamais neutre.
« Lorsqu’elle photographie un spa, un site militaire ou une maison, une salle de classe, elle cherche à y dissimuler quelque chose, quelque chose qui se passe et qui est suggéré mais pas montré. L’un de ses auteurs préférés était Anton Tchekhov. Lorsque vous lisez ses romans, vous accédez à l’histoire, mais aussi à tout le non-dit. Elle essayait d’accomplir aussi cela », rappelle son époux, le philosophe Andrew Lugg.
Marina Gadonneix n’a jamais rencontré Lynne Cohen, mais elle a entretenu avec elle une correspondance quelques mois avant sa disparition. Dans son approche des espaces intérieurs produits par notre société, elle a construit sa propre voix. Avec « Remote Control » (série photographique de plateaux de télévision), elle montre son intérêt pour la question du faux-semblant dans un espace comme celui de la mise en scène médiatique. Avant de s’intéresser, en 2014-2015, dans la série « Après l’image », aux dispositifs installés pour reproduire des œuvres d’art et à la place vide laissée par l’œuvre photographiée une fois celle-ci retirée. Dans son travail, tout parle de fabrication d’espaces pour créer ou enregistrer. Au final, la représentation flirte avec l’abstraction, la sculpture et l’histoire de la peinture. Même si « Phénomènes », série récente qui développe sa thématique sur des laboratoires simulant des phénomènes naturels (tornade, séisme, inondation, foudre, feux de forêt…), conserve une portée documentaire, quand la légende, importante, précise le cadre, les raisons d’être de l’expérience et le nom du scientifique qui la mène.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°613 du 9 juin 2023, avec le titre suivant : Lynne Cohen et Marina Gadonneix, place aux lieux