PARIS
Collectionneur, le théoricien du néo-impressionnisme recherchait les œuvres de ses contemporains et en particulier du fondateur du mouvement, Georges Seurat.
Paris. Paul Signac (1863-1935) n’aimait pas Paul Gauguin (1848-1903). Il trouvait le personnage détestable et le qualifiait de « sot prétentieux ». Il n’appréciait pas non plus sa peinture, en raison d’une rivalité farouche entre les postimpressionnistes : les uns, avec Gauguin, étaient partisans de l’aplat tandis que les autres, les néo-impressionnistes menés par Signac, ne juraient que par la division de la touche. Pourtant, la trajectoire de ces deux grands peintres a commencé de la même manière : autodidactes, ils ont un temps été aidés par Camille Pissarro (1830-1903). Et ils étaient aussi collectionneurs. Ce ne sont pas des cas isolés : Anne Robbins analyse, dans un essai publié dans le catalogue de l’exposition du Musée d’Orsay, les raisons qui poussent des artistes à s’entourer d’œuvres de confrères, citant Monet qui le faisait « comme souvenir, et comme conseils ».
Interroger une collection d’artiste est toujours passionnant, et Signac est depuis longtemps l’un des sujets d’étude de Marina Ferretti-Bocquillon, co-commissaire de l’exposition avec Charlotte Hellman (responsable des archives Signac et arrière-petite-fille du peintre). Si l’on trouve, dans la liste des œuvres qu’il a possédées et dont l’inventaire de 278 numéros est dressé en fin de catalogue, des cadeaux de ses amis ou des échanges effectués avec eux, il a aussi beaucoup acheté et a souvent demandé à ses marchands de le payer en partie avec des tableaux ou des dessins qu’il avait remarqués chez eux. On ne peut qu’admirer son flair. Son amie, la peintre Lucie Cousturier, a raconté dans la courte biographie qu’elle lui a consacrée qu’à « seize ans, gamin d’audace géniale déjà, quand les spéculateurs ignoraient Monet, Degas, Cézanne, il conseillait en vain à sa famille, qui déplaçait un capital, de le convertir en toiles impressionnistes “au nom de la gloire et de l’or” ». En 1884, chez le père Tanguy, marchand de couleurs mais aussi des toiles que lui laissaient les peintres pour payer leurs fournitures, il acquit La Plaine de Saint-Ouen-l’Aumône, vue prise des carrières du Chou (vers 1880) de Paul Cézanne, alors inconnu. En revanche, alors que la visite d’une exposition de Claude Monet était à l’origine de sa vocation, ce n’est que dans les années 1930 qu’il acheta des œuvres du peintre, parmi lesquelles le très beau Pommier en fleurs au bord de l’eau (1880) où il a pu voir les prémices du divisionnisme.
Sa collection était constituée de « toiles amies », selon ses mots. Il n’y faisait pas entrer les artistes qu’il n’appréciait pas humainement (il vendit d’ailleurs un Degas après l’affaire Dreyfus). Il ne posséda jamais de Gauguin, mais des néo-impressionnistes tels Maximilien Luce, Henri Edmond Cross, Charles Angrand, Louis Valtat. Nullement sectaire, il aimait aussi le fauve Kees van Dongen, Maurice Denis ou Édouard Vuillard, dont il était par ailleurs très proche. Mais le cœur de sa collection était constitué de près de quatre-vingts œuvres de Georges Seurat, en compagnie duquel il avait théorisé le divisionnisme. Mort en 1891 dans sa trente-deuxième année, Seurat présentait à ce moment-là son tableau inachevé Le Cirque (1891) au Salon des indépendants. Signac, qui lui était extrêmement attaché, fut son exécuteur testamentaire conjointement avec Maximilien Luce et le critique et marchand d’art Félix Fénéon. Il possédait un certain nombre des magnifiques dessins au crayon Conté de son ami, s’en vit offrir d’autres et en acheta encore par la suite. Si la toile-manifeste du divisionnisme, Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte (1884-1886), resta dans la famille (elle passa en 1900 à Lucie Cousturier), Signac possédait plusieurs esquisses et études peintes en amont, dont La Seine à Courbevoie (1885), et il continua d’en acquérir par la suite. Après la mort de la mère de Seurat, une grande vente fut organisée en 1900 et il acheta alors Le Cirque. Il dut plus tard le revendre et il parvint à le céder en 1923 à un collectionneur américain, John Quinn, contre la promesse de celui-ci de le léguer au Musée du Louvre, ce qui advint en 1924. Signac parvint ainsi au but qu’il avait constamment pousuivi : faire entrer Seurat et le néo-impressionnisme au musée.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°577 du 12 novembre 2021, avec le titre suivant : Les « toiles amies » de Signac