Emballage, transport, traitement de la scénographie… : les expositions temporaires, qui ont pris ces dernières années une ampleur considérable, ne sont pas toujours « développement durable ». Cependant, une prise de conscience se fait jour.
Le rituel est désormais bien rodé. Chaque rentrée, à Paris et dans les grandes métropoles, musées, fondations et centres d’art inaugurent à tour de rôle une quantité faramineuse d’expositions temporaires. « Depuis les années 1980, on assiste à une explosion du phénomène événementiel, où les expositions temporaires sont presque devenues le cœur d’activité de l’institution muséale », constate Serge Chaumier, professeur des universités auteur de Musées et développement durable. Parallèlement à leur prolifération, la conception même des expositions a muté. Si, autrefois, on jugeait leur intérêt uniquement en fonction de leur propos et de la qualité des œuvres, la scénographie et la médiation sont dorénavant des critères d’appréciation fondamentaux. « Aujourd’hui, le public est très sensible à la scénographie. Il veut de l’originalité, de la nouveauté. Il recherche une véritable expérience de visite. » La spectacularisation de ces manifestations est en effet devenue cruciale, y compris pour les établissements qui y voient un moyen de se distinguer de leurs pairs dans un contexte toujours plus concurrentiel.
Cette pratique entraîne évidemment des coûts, mais elle génère aussi des quantités astronomiques de déchets. En 2007, dans le cadre d’un audit sur le développement durable, la Bibliothèque nationale de France a fait chiffrer l’impact environnemental de ses expositions. Les chiffres sont éloquents : l’institution produisait alors seize tonnes de déchets annuels rien que pour sa programmation. Cimaises, mobilier scénographique, vitrines ou encore dispositif de médiation, les expositions génèrent des montagnes de déchets qui finissent encore trop souvent à la benne après quelques mois d’usage. À telle enseigne que l’on peut se demander si, à l’heure où l’on ne parle que de bilan carbone et d’écoresponsabilité, les expositions sont compatibles avec le développement durable ?
Face à la montée de ces préoccupations, plusieurs institutions tentent de trouver des réponses à des problèmes souvent insoupçonnés du public, comme la question du droit d’auteur. On ne l’imagine pas, a priori, mais les organisateurs d’expositions ne sont en effet pas autorisés à faire ce qu’ils veulent avec les éléments scénographiques qu’ils ont pourtant achetés, puisque, au nom du droit d’auteur, un scénographe peut s’opposer au recyclage ou à la customisation des éléments qu’il a conçus. Pour contourner cet écueil, certains établissements intègrent cette clause dans leurs marchés publics ou s’organisent pour travailler avec le même prestataire sur plusieurs événements consécutifs afin de recycler au maximum les éléments réutilisables. « Dans le cadre de la procédure de marchés publics, Paris Musées a fait le choix, pour ses scénographies d’expositions temporaires, de lancer des appels à candidatures, en regroupant deux voire trois expositions à la suite dans un même musée, et en demandant dans le cahier des charges de faire des propositions de réutilisation de cimaises et d’éléments de mobiliers muséographiques », explique Delphine Lévy. « Ayant une trentaine de projets d’expositions à mener par an sur quatorze sites, nous sommes attentifs à mutualiser d’un musée à l’autre des éléments de mobiliers qui sont réutilisés, avec quelques adaptations, sur au moins deux expositions », poursuit la responsable de l’établissement public.
Parmi les scénographes qui travaillent régulièrement avec cette institution, certains se distinguent par leur inventivité dans le recyclage, tel l’Atelier Maciej Fiszer, qui a adapté et réutilisé au Petit Palais la scénographie de trois expositions dans des projets visuellement très différents : « Anders Zorn », « Les Hollandais à Paris » et « Impressionnistes à Londres ». Autre exemple récent, à la Maison Victor Hugo, les expositions « Caricatures à la une » et « Portrait d’une maison » ont réutilisé des aménagements réalisés pour une exposition de 2017 (« La Folie en tête »), et même du mobilier d’une manifestation organisée en 2016 au Musée de la vie romantique (« L’Œil de Baudelaire »). La dynamique de réseau existant entre ces établissements est évidemment un atout pour anticiper et mutualiser, ce qui est rarement le cas pour d’autres musées qui sont confrontés à des plannings de démontage serrés et des réserves trop petites pour entreposer des éléments de scénographie.
« Le problème majeur, c’est bien sûr le manque de place, car les réserves des musées débordent », remarque Ludovic Chauwin, régisseur des collections des musées de la Ville de Strasbourg et vice-président de l’Association française des régisseurs d’œuvres d’art. Pour limiter le gaspillage, ce réseau, qui compte trois cents membres, a mis en place un ingénieux système de bourse : « Lorsqu’un confrère démonte une exposition et qu’il ne peut pas garder le matériel, il le met à la disposition du réseau ; à charge pour l’intéressé de venir les chercher. C’est un système de réemploi qui fonctionne bien, car dès que l’on met une annonce cela part très vite. Par ailleurs, à Strasbourg, nous travaillons également avec les écoles d’art pour que les étudiants puissent récupérer des éléments de scénographie ou des caisses. »
Ces éléments sont également de plus en plus réinjectés dans le marché de seconde main, notamment par des associations. À l’instar d’ArtStocK, la première plate-forme en Europe dédiée à la revente et à la transformation d’éléments scénographiques voués à la destruction. Parallèlement à ces initiatives, des réseaux informels se développent entre établissements, et les dons se généralisent. « De plus en plus d’institutions se mettent à donner le matériel qu’elles ne peuvent conserver », confirme Serge Chaumier. « Cela a mis du temps à se mettre en place, car, auparavant, il y avait un frein juridique, puisque les établissements n’avaient pas le droit de donner des éléments achetés avec des fonds publics ; la loi vient très récemment de changer en ce sens. »
« Chaque année, c’est l’équivalent de plusieurs forêts suédoises qui passent dans les expositions vu la quantité de contreplaqué utilisée pour la scénographie et surtout pour les caisses », remarque Loïc Fel, cofondateur de l’association Coal. « Car, plus encore que la scénographie, pour laquelle les choses évoluent grâce à l’essor de l’écoconception, le principal problème, ce sont les conditions d’emballage et de transport. » Loin d’être anecdotique, la question des caisses est en effet un véritable enjeu économique autant qu’écologique. Auparavant, il était fréquent de pouvoir réutiliser des caisses en les adaptant avec des mousses ; aujourd’hui, au contraire, les prêteurs demandent presque systématiquement des caisses haut de gamme et sur mesure. « La caisserie est un poste très important dans les marchés de transport d’œuvres d’art. Certaines compagnies, notamment hollandaises, développent un système de caisserie réutilisable et adaptable, mais il n’a pas encore été adopté en France », précise Ludovic Chauwin. « Pour limiter notre impact, nous demandons aux entreprises d’utiliser des bois qui sont issus de forêts écologiquement gérées, et d’avoir un circuit de recyclage des bois. »
Mais le volet le plus prodigue en émissions de CO2 est assurément le transport. Là encore, les prêteurs les plus contraignants exigent parfois des conditions totalement déraisonnables, comme le transport exclusif de leur œuvre en avion, ce qui est notamment le cas pour les expositions blockbusters, dont les œuvres proviennent des quatre coins du monde. « Le succès d’une exposition internationale est encore conditionné au fait de pouvoir communiquer sur le fait de réussir à rassembler le nombre le plus important possible d’œuvres, ce qui nécessite d’aller les chercher toujours plus loin et est contradictoire avec le développement durable », observe Loïc Fel.
Une des pistes pour réduire l’impact environnemental des prêts pourrait donc être de choisir les œuvres en fonction de leur lieu de conservation. « Pour l’instant, ce n’est pas quelque chose qui émerge dans la réflexion des conservateurs et des commissaires d’expositions. Pour autant que le budget le leur permette, ils ne se limitent pas sur la provenance des œuvres », note Ludovic Chauwin. En revanche, on voit clairement se développer, y compris pour des raisons de réduction de coûts, une réflexion sur la qualité écologique des véhicules (mise aux normes, écoconduite, etc.) et sur l’optimisation des transports. « À chaque fois que c’est possible, nous pratiquons le groupage, c’est-à-dire que nous nous organisons pour qu’un camion s’arrête dans plusieurs villes situées dans une même zone géographique pour charger plusieurs œuvres lors d’un même transfert », témoigne le régisseur. « Nous essayons toujours de négocier en ce sens avec nos emprunteurs et nos prêteurs. Et, plus largement, nous réfléchissons avec nos confrères européens pour produire un document type qui pourrait faire référence en matière de développement durable. »
Bien que la situation ne soit pas irénique, force est de constater que les choses ont cependant bougé en quelques années et que l’on assiste à une certaine prise de conscience. « Il y a des institutions qui se posent des questions pour intégrer de plus en plus le développement durable dans leur projet d’établissement, non seulement dans le cahier des charges de leurs prestataires, mais aussi pour la gestion en interne », résume Serge Chaumier. « Les pratiques évoluent, mais encore trop lentement. Il y a des avancées et des reculs, car cela tient souvent à des questions de personnes. Quand celles en poste sont remplacées par des confrères moins sensibilisés à ces sujets, les politiques ne sont pas toujours suivies. » Étonnamment, les musées sont en effet peu contraints sur ces questions, et les avancées sont souvent à mettre au crédit du volontarisme des équipes. Alors que les établissements sont astreints à des normes strictes pour les nouvelles constructions (haute qualité environnementale, performance énergétique, etc.), le cadre est nettement plus souple pour les projets temporaires. « L’une des avancées des dernières années est cependant le recrutement de personnes chargées du développement durable au sein des grands établissements publics dépendant du ministère de la Culture et de la Communication, des interlocuteurs qui forment un groupe de réflexion et d’échange des bonnes pratiques. »
Le Musée du Louvre, très actif sur ce sujet, s’est par exemple doté d’un chargé du développement durable en la personne de Maxime Caussanel. « La question des expositions fait partie des grands chantiers de la nouvelle stratégie de RSO 2018-2020 », confirme l’intéressé. « Nous allons essayer de limiter leur impact environnemental en mettant en œuvre l’écoconception, notamment la réutilisation de matériel, mais aussi de mieux anticiper la gestion des déchets en essayant de recycler un maximum d’éléments ou de les donner à d’autres établissements avant d’envisager leur destruction. »
Une coalition pour l’art et l’écologie
Fondée en 2008, l’association Coal fédère des professionnels de l’art et de l’environnement afin de favoriser l’émergence d’une culture de l’écologie. « Le constat initial était que notre impact sur l’environnement est déterminé par nos comportements et nos choix de consommation, qui sont eux-mêmes influencés par nos représentations culturelles », résume Loïc Fel, cofondateur de Coal. « D’où notre volonté de nous investir dans les arts plastiques à travers l’accompagnement des artistes dans l’aide à la production, mais aussi en assurant un rôle de commissariat d’exposition et de conseil sur l’écoconception et les écomatériaux auprès des centres d’art ou des fondations. »En une décennie, l’association a conquis une importante visibilité, notamment grâce au prix Coal auquel concourent chaque année plus de trois cents artistes internationaux, traduisant un engouement massif pour ces questions. « Quand on a démarré, il y a dix ans, les artistes et les institutionnels nous regardaient un peu comme des empêcheurs de tourner en rond. Aujourd’hui, cela a complètement changé », constate Loïc Fel. « S’il y avait déjà des artistes concernés par l’écologie, ce qui est nouveau, c’est l’émergence de cette préoccupation au niveau de leur production, leur réflexion sur l’impact environnemental de leurs œuvres. On voit ainsi de plus en plus de plasticiens chercher des écomatériaux pouvant se substituer aux matériaux traditionnels comme l’acrylique, les solvants et les résines, issus de dérivés pétrochimiques. »
Isabelle Manca
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Les expos sont-elles compatibles avec l'écologie ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°726 du 1 septembre 2019, avec le titre suivant : Les expos sont-elles compatibles avec l'écologie ?