METZ
L’exposition d’envergure du Centre Pompidou-Metz retrace cinquante ans de création de l’artiste coréen dans un parcours où l’épure de ses œuvres résonne avec la force de leur portée.
Metz. Lee Ufan (né en 1936 en Corée du sud, il vit aujourd’hui entre Paris et Tokyo, où il s’est installé dès 1956) n’a jamais bénéficié de rétrospective. Il n’en veut pas. Tout du moins de son vivant. « Après mon décès, pourquoi pas, mais pour l’instant je n’ai pas conclu mon travail, je continue d’évoluer en permanence », dit l’artiste qui, depuis plus de cinquante ans et parallèlement à la création de nouvelles œuvres, aime aussi en reprendre de plus anciennes, les réactiver, les adapter en fonction des différents lieux où il les présente. En somme, il les réinvente en permanence. Il en est ainsi dans la septième salle (sur les quinze au total) de son exposition au Centre Pompidou-Metz dans laquelle sont accrochées trois toiles inédites et pourtant initialement datées de 1968. Trois monochromes dans des tonalités fluo, rose, rouge et orange, qui ont disparu à l’époque, et que Lee Ufan a refaites et réactualisée en 2015 à l’occasion de son exposition à la galerie Scai The Bathhouse à Tokyo.
Lee Ufan aime battre les cartes du temps. L’exposition est d’ailleurs titrée « Habiter le temps », une manière de montrer que chez lui le temps n’est jamais figé. Pas de chronologie ici, donc. Jean-Marie Gallais, le commissaire, parle, lui, d’une « traversée de l’œuvre », ce qu’illustre effectivement très bien le parcours, composé d’une trentaine de toiles, sculptures et installations datées des années soixante à aujourd’hui.
Il commence en effet avec une peinture directement réalisée sur le mur, la fameuse trace-signature de l’artiste – ici dans des dégradés de bleus — qu’on retrouve presque à la fin, mais sur toile cette fois et souvent combinée à des dégradés de rouges. Une façon de boucler la boucle. Entre les deux, comme pour ponctuer, rythmer, on découvre à nouveau cette même touche, notamment sur un grand quadriptyque dans les fameux dégradés de gris-blanc sur lesquels s’est concentré l’artiste, avant qu’il ne les peigne récemment en couleurs. Et on retrouve certaines des sculptures et installations qu’il aime décliner en variations et qu’on appréhende forcément sous un nouveau jour, selon le principe même de leur réitération qui le conduit à les penser chaque fois en fonction de l’espace. En somme, une version plastique du verlainien « Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même, Ni tout à fait une autre ». On tombe ainsi (salle 14) sur une pierre avec un dédoublement de son ombre portée, l’une réelle et l’autre peinte, comme il l’avait fait lors de son exposition au château de Versailles l’été 2014, ou au Centre de création contemporaine Olivier Debré, à Tours, l’été 2017. De même ces deux œuvres qui mettent en relation une pierre et une plaque de métal (salle 10) sont des variantes d’installations déjà réalisées par le passé. Et si certaines salles sont trop petites, elles permettent néanmoins de montrer comment Lee Ufan joue intelligemment avec l’espace, comment il sait donner de l’élasticité à ses œuvres. Composée d’un mètre ruban en caoutchouc que trois pierres étirent et maintiennent au sol, Relatum (anciennement titrée Phénomène et Perception A) est un bel exemple du jeu possible avec l’échelle et la mesure.
« Habiter le temps », c’est par définition aussi habiter l’espace, savoir l’occuper et le prendre pour nous permettre justement de prendre notre temps et nous mettre en condition de disponibilité, de réceptivité, de contemplation, comme nous y invite Chambre de méditation (salle 15), évocation des salons consacrés à la cérémonie du thé. « Mes œuvres, plutôt que des objets à voir, sont une invitation à engager une expérience de l’environnement immédiat, émotionnel, et du moment qui en émane », aime à rappeler Lee Ufan. L’exposition de Metz, véritable parcours de la méthode en est une magistrale démonstration. Car derrière la variété des œuvres et l’alternance des disciplines (une bande musicale a même été créée par le compositeur japonais Ryuichi Sakamoto), l’ensemble révèle une grande cohérence qui, du début à la fin, permet cette mise en relation, cette rencontre, ce dialogue (beaucoup d’œuvres sont d’ailleurs titrées Relatum et Dialogue). Ces correspondances et résonances, qui constituent la colonne vertébrale de toute l’œuvre de Lee Ufan pour articuler et conjuguer les contraires et les contrastes : le peint et le non peint, l’apparition et la disparition, le fragile et le solide (le coton et l’acier), le rugueux et le lisse, l’opacité (la pierre) et la transparence (le verre), l’élément naturel (la pierre encore) et industriel (la plaque de métal), la tension et l’équilibre, la tête et le corps, etc. Le tout dans une exemplaire radicalité et sobriété qu’il ne faut pas confondre avec du minimalisme. À la définition de ce dernier donnée par Frank Stella : « Ce que vous voyez est ce que vous voyez », Lee Ufan a, lui, opté pour « ce qu’il y a à voir est ce que vous ne voyez pas ».
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°520 du 29 mars 2019, avec le titre suivant : Lee Ufan, la cérémonie du temps