Art contemporain

Les chaussures de Lee Ufan

Par Élisabeth Couturier · L'ŒIL

Le 21 décembre 2017 - 611 mots

Chaque mois, Élisabeth Couturier présente un objet cher à un artiste. Ce mois-ci...

Fétiche  - Infatigable marcheur, Lee Ufan épuise tous ceux qui n’arrivent pas à suivre son rythme soutenu. Nous en avons fait l’expérience il y a deux ans, à la Biennale de Venise, où nous avons passé une journée entière à courir d’une exposition à l’autre, essoufflés, derrière cet octogénaire en pleine forme ! Et, aujourd’hui, il choisit ses chaussures comme objet fétiche ! Pure provocation ? « Pas du tout, mes chaussures, font intimement partie de moi-même », avoue-t-il, amusé et ravi de l’effet déclenché par sa confession : « Je les use jusqu’au bout. Pas par économie. Seules mes chaussures maculées, abîmées, dont la semelle s’amenuise, et qui finissent par sentir mauvais à cause de la transpiration, m’intéressent. Ça signifie qu’elles ont fait corps avec moi. Que nous sommes attachés l’un à l’autre ! » S’agit-il de chaussures particulières ? « Pas vraiment, ce sont des chaussures de cuir, simples et confortables. »

Surprenant le contraste entre cet objet, somme toute, terre à terre, et la puissance métaphysique qui émane de l’œuvre minimaliste de cet artiste coréen également écrivain, théoricien et poète, créateur du mouvement Mono-ha. Mais Lee Ufan livre les clés de cette énigme lorsqu’il déclare : « Il m’est impossible de jeter mes chaussures usées. C’est comme si je jetais les minutes et les heures durant lesquelles j’ai marché. Finalement, c’est ma femme qui s’en charge, horrifiée par l’état dans lequel elle retrouve mes chaussures lorsque je suis de retour. Car, même si je pars longtemps, j’emporte une seule paire avec moi : je m’adapte à elle, elle s’adapte à moi. Finalement, mes chaussures respirent avec moi. »

Lorsqu’il est dans son atelier à Tokyo, où il vit depuis les années 1950, et qu’il peint au milieu de la toile blanche sa fameuse forme carrée à l’aide de pigments naturels et d’une brosse extralarge, agenouillé sur une planche de bois qui surplombe légèrement sa peinture, Lee Ufan porte des chaussettes. Il se concentre et retient son souffle comme un calligraphe qui n’a pas le droit à l’erreur. Mais lorsqu’il parcourt la campagne pour chercher les grosses pierres qui composeront ses sculptures, associant, par exemple, l’une de ces pierres avec une barre métallique légèrement ondulée ou avec une plaque de fer posée à l’oblique, il enfile alors ses chaussures comme des bottes de sept lieues. Il ne compte pas sa fatigue. Reliant inspiration et expiration, intérieur et extérieur, son œuvre dégage une grande sérénité. Elle établit un rapport silencieux et profond avec son contexte.

Un exercice d’équilibrisme qui, dernièrement, a trouvé sa pleine mesure dans les installations qu’il a réalisées pour le couvent de La Tourette, près de Lyon, dans le cadre de la Biennale de Lyon. Avec une incroyable économie de moyens, Lee Ufan y proposait une partition sereine faite de rouleaux de papiers de soie, de cailloux et d’ardoises, de peintures presque nues, mêlant l’architecture austère de Le Corbusier et les collines alentour : « Au final, souligne l’artiste, on apprend toujours de la nature. Et mes chaussures, c’est ce qui me relie à la nature. J’ai grandi à la campagne. Je marchais beaucoup, je marche encore une heure minimum par jour. Et quand je suis en ville, je me rends dans un parc pour me rapprocher des arbres. C’est l’élément de la nature que je préfère. J’aime leur présence mystérieuse. » Se sent-il pareil à un arbre, solide sur sa base et la tête dans les hauteurs ? « Mes chaussures sont comme des racines invisibles. Elles me permettent de garder les pieds sur terre tout en laissant advenir mes idées les plus folles. Ce sont mes complices. » Lee Ufan, un sage en mouvement ?

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°708 du 1 janvier 2018, avec le titre suivant : Les chaussures de Lee Ufan

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