Ce chef-d’œuvre de l’artiste, commandé par l’État français, sacre un genre nouveau et constitue moins une ode au monde rural qu’une apologie de l’animal, cet être singulier que gouvernent des passions et le mystère.
Née à Bordeaux en 1822, Rosa Bonheur est une élève indisciplinée. Son père, qui est un peintre proche de Goya, encourage ses enfants – deux fils et deux filles – dans leur vocation artistique. Ici, l’émancipation prévaut, celle qui guide, mais aussi celle qui sépare : en 1832, Raimond Bonheur rejoint le couvent laïque des Apôtres saint-simoniens et laisse Rosa, orpheline de mère un an plus tard, seule à sa peinture, comme un viatique. En 1841, la jeune femme expose au Salon deux toiles animalières, d’une précision impeccable. Dès lors, chaque millésime enregistre un envoi de cette figure incontournable de la scène artistique, bientôt plébiscitée par le Royaume-Uni et les États-Unis et dont les peintures donnent lieu, pour la première fois dans l’histoire de l’art, à des spéculations de son vivant.
Au château de By, à Thomery, à la lisière de la forêt de Fontainebleau, où elle vit avec Nathalie Micas, Rosa Bonheur peint, peint avidement, reçoit Buffalo Bill ou la princesse Eugénie et, avec, tous les honneurs – légion éponyme, ressources substantielles, commandes extravagantes. En 1889, Nathalie Micas, qui s’éteint après cinquante ans de vie commune, est remplacée par Anna Klumpke, également peintre et future héritière de ce matrimoine.
Le Labourage nivernais est une commande du ministère de l’Intérieur de la récente IIe République. À cet effet, Rosa Bonheur se rend chez des amis paternels dans la Nièvre où elle multiplie les études animalières. Hier présentée au Salon de 1849 et aujourd’hui conservée au Musée d’Orsay, cette toile monumentale, d’un illusionnisme souverain, relègue les hommes au rang de faire-valoir des bêtes, selon un audacieux renversement des valeurs. Ce faisant, l’exposition bordelaise puis parisienne, pourvue d’un remarquable catalogue, rappelle combien l’artiste sut tenir tête au sexe fort et tempérer l’empire du genre humain. D’une actualité pour le moins saillante...
Des animaux, Rosa Bonheur sait tout : l’allure ralentie, l’œil mystérieux ou le soyeux de la peau. En son château de By, non loin de Fontainebleau et de Barbizon, elle a constitué une ménagerie invraisemblable peuplée d’espèces variées – cerfs, moutons, chiens et fauves –, à mi-chemin entre Buffon et La Fontaine. Naturaliste par passion, peut-être par refuge, elle multiplie les œuvres animalières, ainsi que l’attestent son précédent Labourage (1844), ses études dessinées d’un vérisme troublant et ses sculptures dont la sensibilité tient à la familiarité (Taureau couché, 1846). Ce faisant, le vrai sujet de ce tableau est moins le travail des champs que les bêtes elles-mêmes, dont Rosa Bonheur, incitée par son père à « dépasser madame Vigée-Lebrun », dresse de véritables portraits. Les muscles saillants et l’écume ruisselante du museau expriment la pénibilité de ces travailleurs anonymes de la terre tandis que l’œil, perdu, fatigué ou écarquillé, vient trahir une humanité soudaine, et poignante.
Présentée lors du premier Salon d’obédience républicaine, la toile ne saurait être une simple contemplation de la vie animale. Ode au travail, elle affirme la noblesse industrieuse qui prévaut dans les terres reculées où, sous des ciels implacables, des animaux et des hommes perpétuent la tradition des aînés. Sauf qu’ici les hommes – deux bouviers et deux laboureurs – sont relégués au second plan, à peine individualisés, à l’inverse de leurs bœufs plus vrais que nature. À la manière de Jean-François Millet et de Gustave Courbet, Rosa Bonheur dresse des figures anonymes, indécidables, des types sociaux. Harnais, joug et aiguillon solidarisent ces bêtes à ces hommes de peu, de sorte que le règne animal dialogue avec le royaume des hommes, ainsi que dans les peintures de Jules Dupré et d’Alfred Roll. Ce chef-d’œuvre d’équilibre et de sensibilité, bien qu’il fût commandé pour le Musée des beaux-arts de Lyon, gagna immédiatement le Musée du Luxembourg puis, à la mort de l’artiste, le Musée du Louvre avant Orsay.
Le tiers inférieur de cette toile de 3,50 m2, scindée en larges lignes horizontales, est audacieusement occupé par la « terre brune » que « le soc fend en mottes régulières », ainsi que l’énonce Léonce Bénédite, le directeur du Musée du Luxembourg. D’une précision photographique, la terre libère ici une avidité optique et haptique : onctueuse et voluptueuse, elle exacerbe la vue et le toucher. Mieux, en tant qu’elle exprime la récolte à venir et l’identité du territoire, elle est la métonymie revendiquée de la fertilité et de la nation. Ce paysage arcadien est donc aussi, entre les lignes, entre les sillons de la terre meuble, une toile éminemment sociale, à l’image de La Mare au diable (1846), de George Sand. Du reste, à l’image de la romancière, Rosa Bonheur fumait, portait pantalon grâce à une permission de travestissement et, par son seul talent, put être « traitée en homme » (Théophile Gautier). Partant, ce labourage est aussi une peinture d’histoire(s), un hymne à la libération des bêtes, des hommes et des femmes en cette terre des possibles.
Le tiers supérieur est quant à lui réservé au ciel qui, loin d’être uniforme, est traversé de mille nuances et de quelques nuages ouatés rappelant l’impermanence du monde dans ce paysage de quiétude immuable. La tradition se perpétue, mais rien n’est immobile. Les heures passent et la lumière change. Les arbres sont traités selon un large sfumato qui vient contredire l’illusionnisme du premier plan, cette terre confondante de réalisme. Ce léger flou optique, qui doit à l’éloignement de la végétation dans cette vaste scène panoptique, vient semer un trouble esthétique, une légère disharmonie avec ce qui pût être une virtuosité tournant à vide ou, pour reprendre la formule cruelle de Paul Cézanne, un paysage « horriblement ressemblant ». Conçue à 27 ans, cette superbe peinture à l’huile est un manifeste programmatique par lequel Rosa Bonheur affirme silencieusement qu’elle peut singer le réel et multiplier les effets, peindre juste et mentir vrai. L’art des grands. L’art. Tout court.
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Le Labourage nivernais de Rosa Bonheur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°756 du 1 juillet 2022, avec le titre suivant : Le Labourage nivernais de Rosa Bonheur