Art moderne

Le destin singulier des Latour

Par Christine Coste · Le Journal des Arts

Le 3 juillet 2024 - 1038 mots

Alfred, le père, était artiste, Jacques, le fils, conservateur des musées d’Arles, tous deux engagés dans la Résistance. Leur carrière a pâti des dissensions politiques au sortir de la guerre.

Arles (Bouches-du-Rhône). En 2030, le Musée Réattu recevra une grande partie du fonds Alfred Latour (1888-1964), actuellement détenu à Lausanne par la Fondation Alfred Latour, tandis que la partie textile rejoindra le Musée des tissus et des arts décoratifs de Lyon. Cette donation comporte plus de 300 peintures, 700 aquarelles et encres de Chine, 700 photographies vintage, quelques dizaines de films négatifs, des centaines de tirages modernes réalisés par la fondation ainsi qu’une collection de plaques de verre. Ce sera pour Claude Latour, neveu de l’artiste, à l’origine de la fondation, et pour Pierre Starobinski, son directeur, une étape supplémentaire dans le travail mené depuis plus de vingt ans pour la redécouverte protéiforme de l’œuvre. Pour Arles et le Musée Réattu, cette donation à venir s’inscrit dans le travail engagé depuis huit ans avec la Fondation Alfred Latour pour valoriser les créations de l’artiste, mais aussi réhabiliter tout un pan occulté de l’histoire du musée que Jacques Latour, son fils, dirigea de 1947 jusqu’à sa mort brutale en 1956.

C’est un travail de mémoire qu’a entrepris le directeur du musée, Daniel Rouvier, depuis la première exposition organisée en 2018 par la Fondation à l’Espace Van Gogh, à Arles. Celle-ci avait remis en lumière le parcours photographique totalement méconnu de l’artiste graveur, illustrateur de livre, typographe, créateur d’affiche et peintre, dessinateur pour l’impression textile. Reconnu internationalement de son vivant, il est membre de l’Union des artistes modernes (UAM) au titre d’« artiste graphiste », aux côtés de Sonia Delaunay et Le Corbusier dont il fut proche.

Une autre exposition avait été présentée à Eygalières, dans les Alpilles, à une trentaine de kilomètres d’Arles. L’artiste y avait acheté en 1932 un mas sans eau ni électricité et s’y était installé définitivement au lendemain de la guerre, ayant besoin de se mettre en retrait, de silence et de nature pour créer. « C’est dans ses paysages dessinés et peints par son père que Jacques Latour, son premier fils, né à Saint-Étienne en 1918, a pris goût à l’archéologie. C’est là que plus tard il a participé aux fouilles menées avant guerre par Fernand Benoît, directeur des musées d’Arles, des archives et de la bibliothèque de la Ville », précise François Vatin, professeur à l’université de Paris-Nanterre qui travaille sur l’histoire de Jacques Latour depuis quelques années. Mobilisé en 1940, le jeune homme doit interrompre ses études à l’École du Louvre puis, de retour à Eygalières, œuvre dans la Résistance avec son père. Alfred couvre les activités de son fils, capitaine du renseignement anglais. Arrêté en avril 1944, torturé par la Gestapo, Jacques Latour est déporté à Dachau en Allemagne.

« Deux ans après son retour de Dachau, il est appelé en avril 1947 par Cyprien Pilliol, alors maire communiste d’Arles, à prendre en charge les musées et les monuments de la ville, sans responsable après le départ de Fernand Benoît qui s’est compromis avec le régime de Vichy, raconte François Vatin. Sa nomination est validée par la direction des Musées de France, qui l’invite à suivre une formation de muséographie à Paris auprès de Georges Henri Rivière, fondateur du Musée des arts et traditions populaires. »

Attaques publiques

Sa mission ? Rénover et réactiver les musées de la Ville parmi lesquels le Musée Réattu, endommagé par les bombardements alliés. Avec Marielle Latour, fille du graveur lyonnais Philippe Burnot, rencontrée à l’École du Louvre et épousée en 1948, il ouvre le musée municipal à l’art contemporain et invite des artistes comme Valentine Prax, Franz Priking ou Ossip Zadkine, dont le musée acquiert la splendide Odalisque. En 1951, il organise la première exposition Van Gogh à Arles, inaugurée par Gaston Defferre, alors député des Bouches-du-Rhône et ministre de la Marine marchande.

Ces expositions ne sont toutefois pas bien perçues par une partie de la population. « Quand Jacques Latour, dans le cadre d’une exposition collective, accroche des toiles de son père, il est pris à partie par d’anciens résistants communistes alors qu’il a toujours pris soin de ne pas lui consacrer d’exposition personnelle », souligne Pierre Starobinski. « La situation se tend en 1954 quand Fernand Benoît attaque publiquement le réaménagement par Jacques Latour du musée lapidaire païen mené à la demande de la direction des Musées de France et sous son contrôle », poursuit François Vatin. Au sortir de la guerre, les rivalités et tensions entre les différents réseaux de Résistance ne sont pas éteintes et la voix de certains sympathisants du régime de Vichy est encore écoutée. Au début de l’année 1956, Jacques Latour est détaché au Musée Cantini à Marseille, provisoirement sans titulaire, grâce à l’intervention de Gaston Defferre, maire de la ville depuis trois ans, tandis que Charles-Raymond Privat, maire SFIO d’Arles depuis 1947, nomme Jean-Maurice Rouquette chargé de mission au Musée Réattu. Une nomination qui, pour Jacques Latour, signifie une éviction. Quelques semaines plus tard, il meurt brutalement au Musée Cantini, lors du décrochage d’une exposition Aristide Maillol, une sculpture de l’artiste dans les bras. Arles passera rapidement sous silence tout ce qu’il a entrepris pour les musées de la Ville. Alfred Latour, lui, décède six ans plus tard d’une rupture d’anévrisme dans son atelier d’Eygalières.

« La première œuvre d’Alfred Latour à rentrer dans les collections du Musée Réattu est une peinture de Collioure, offerte en 1970 par Jean Latour, le frère de Jacques, qui fait au même moment une donation importante de dessins, gravures et peintures au Musée Ziem de Martigues », note Daniel Rouvier. Ce n’est qu’en 2018, à la faveur d’un don du neveu de l’artiste, qu’un second tableau d’Alfred Latour entrera au musée, une vue épurée des Saintes-Marie-de-la-Mer, aujourd’hui visible dans l’exposition consacrée aux créations de design textile d’Alfred Latour dans ses liens avec la photographie qu’il produit (1). Le Musée Réattu relit l’œuvre : « En 2027 est prévue une grande exposition sur le livre illustré avec le musée et la fondation [suisse] Martin-Bodmer », confie Pierre Starobinski. En cours également, un projet d’exposition au musée sur la reconstruction d’Arles au lendemain de la guerre, qui redonnera toute sa place à Jacques Latour.

(1) « Alfred Latour. Regard sur la forme », jusqu’au 6 octobre au Musée Réattu, Arles.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°637 du 5 juillet 2024, avec le titre suivant : Le destin singulier des Latour

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