Le Palais de Tokyo présente une douzaine d’artistes lituaniens qui mettent en scène les questions existentielles réveillées par le conflit en Ukraine.
Paris. Mal connu en France, l’art contemporain lituanien est mis en lumière dans le cadre de la Saison de la Lituanie (12 septembre-12 décembre), avec une exposition organisée conjointement au Palais de Tokyo et à la fondation Kadist, intitulée « Les frontières sont des animaux nocturnes ». Au Palais de Tokyo, l’observation attentive des œuvres révèle des liens sensibles à travers les questions de territoires, d’imaginaire et de dépendance énergétique. Les co-commissaires Émilie Villez (directrice de Kadist jusqu’en 2023) et Neringa Bumbliené (curatrice au Centre d’art contemporain de Vilnius) soulignent que « les artistes appartiennent à plusieurs générations, certains ont connu l’occupation soviétique et la majorité d’entre eux sont nés dans les années 1990 », une manière de dire que les inquiétudes des Lituaniens transcendent le temps. Une série de photographies prises en secret par Algirdas Seskus dans les années 1970 et 1980 illustre ainsi l’atmosphère de surveillance permanente qui régnait sous l’occupation soviétique, alors que l’artiste travaillait comme cameraman pour la télévision nationale lituanienne. Ce sont les seules œuvres datant de la période soviétique et les seules clairement situées historiquement, car l’exposition entretient volontairement un flou chronologique.
Ce flou est d’autant plus manifeste que plusieurs œuvres traitent d’univers fictifs, à l’instar de l’installation DIY (2023) d’Anastasia Sosunova. Inspirée par la biographie du fondateur d’une chaîne de magasins de bricolage, l’artiste imagine une nouvelle religion à la croisée du bricolage et des aspirations religieuses : le fondateur a en effet créé un mouvement de développement personnel et une radio locale pour diffuser une théorie pseudo-religieuse. Entre les sacs de ciment, les fers à béton et les vidéos où la spiritualité s’allie au marketing, l’installation révèle en creux les interrogations de la génération née après la chute de l’URSS, sur fond de chants liturgiques fictifs. Un « sentiment d’inquiétude » très présent chez les artistes exposés, selon le commissaire associé François Piron, et palpable dans les milieux culturels en Lituanie depuis février 2022.
L’œuvre monumentale Druhzba (2003, [voir ill.]) du duo Nomeda et Gediminas Urbonas relève de la même démarche, car les artistes imaginent un road trip le long d’un oléoduc russe qui traverse l’Europe centrale depuis la Sibérie : photos d’archives authentiques et journal de bord fictif cohabitent au sein d’une installation protéiforme qui aborde la question de la dépendance énergétique dans les pays Baltes. Une autre version de cette œuvre est exposée à la fondation Kadist, car elle est en constante évolution depuis 2003, au gré des crises géopolitiques – la guerre en Ukraine n’est cependant jamais évoquée.
Les ressources énergétiques et les infrastructures sont également au cœur du travail d’Emilija Skarnulyté, qui scrute les centrales électriques et les déchets nucléaires dans une vidéo intitulée t1/2 et décrite comme « immersive » par les commissaires (le plafond de la salle de projection est en miroir). Ces images à la beauté étrange sont surtout angoissantes par la répétition de bruits industriels et leurs longs plans fixes sur d’énormes machines : une menace invisible semble peser sur ces lieux. À la fondation Kadist, l’artiste expose Herbaria, une installation inspirée par les sculptures miniatures en paille de Lituanie, mais réalisée avec des herbes collectées le long de la frontière avec la Biélorussie près d’une centrale nucléaire : là encore plane un sentiment d’inquiétude.
Dans cette atmosphère, l’exposition accorde une place importante aux matériaux et à leur plasticité, une volonté de montrer « des objets sensibles », selon François Piron. Ainsi des sculptures suspendues de Marija Olsauskaité faites à partir de vitres d’une ancienne usine soviétique (« Budinti (Oversee) », 2018), ou de la sculpture Naphta, They Said (2024) de l’Arméno-Lituanien Andrius Arutiunian. Cette œuvre à l’allure de pétrole solidifié évoque à la fois la dépendance énergétique et une aspiration d’ordre spirituel, la bande-son qui l’accompagne la douant de parole. Une parole qui sert également de matériau au collectif Beyond the post-soviet (avec l’artiste ukrainienne Anna Zvyagintseva), qui expose Bench, œuvre sonore composée d’archives de conversations entre artistes, notamment en 2022 et 2023 : le contexte géopolitique imprègne l’œuvre en arrière-plan. Plus énigmatiques, les photographies banales de rochers (Akmenys Po Du, 2023) par Deimantas Narkevicius se révèlent être des témoignages de croyances populaires sur les pouvoirs de la nature. Cette exposition tient donc une ligne de crête entre le caractère sensible des œuvres et leur contenu en prise avec une réalité angoissante.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°643 du 15 novembre 2024, avec le titre suivant : L’art lituanien et ses inquiétudes cachées