Art des grandes aventures universelles, l’art aborigène a développé des styles et des pratiques propres à deux foyers de création : l’Australie centrale et septentrionale.
Qu’est-ce qui définit l’art aborigène ? « Ce sont les relations étroites que les artistes entretiennent avec les mythologies du Temps du Rêve », répond Stéphane Jacob, expert en la matière et fondateur d’une galerie parisienne spécialisée en ce domaine. « Le Temps du Rêve, ajoute-t-il, c’est le temps de la création du monde par de grands ancêtres. Ceux-ci avaient des formes multiples : animaux, végétaux, êtres humains. Ils sont sortis de terre, ils sont partis sillonner l’Australie en créant non seulement les sites cérémoniels mais aussi les cours d’eau, les rivières, les montagnes, les arbres, les rochers, toutes les cérémonies, toutes les danses, tous les chants, et les codes, et les lois. »
Un ingrédient de l’équilibre du monde
Pour les Aborigènes, les ancêtres, c’est leur mémoire, et leur art a pour mission de relater leurs déplacements pour en maintenir le souvenir. Le rêve – « the Dreaming », comme ils l’appellent – est donc pour eux un espace-temps sacré, tout à la fois antérieur, présent et postérieur. Il régit le monde et en garantit le parfait équilibre. L’art aborigène s’inscrit ainsi à l’ordre « d’une histoire onirique, d’un récit mythologique de la création du monde ». Il appartient aux grandes aventures créatives de l’humanité depuis les temps immémoriaux de la prise de conscience par l’homme de sa place dans l’univers.
Le symbolisme des formes de l’Australie centrale
Conséquemment à l’histoire de ce peuple, on distingue ordinairement deux foyers d’art contemporain aborigène : l’Australie centrale, autour de la ville d’Alice Springs, et l’Australie septentrionale, en terre d’Arnhem. Chacun de ces foyers correspond à des techniques distinctes qui ont des racines géographiques et usent de symboles différents. Le premier compte notamment la communauté de Papunya d’où est issu, au début des années 1970, le mouvement artistique contemporain à l’initiative d’un professeur de dessin, Geoffrey Bardon, qui invita ses élèves à réaliser une fresque murale pour leur école. Son souhait qu’ils utilisent des motifs traditionnels entraîna les adultes à s’y investir et cette peinture offrant à voir des signes sacrés au regard des Blancs opéra comme manifeste. L’exemple fit boule de neige d’autant que Bardon encouragea les artistes à peindre à l’acrylique sur papier de sorte à permettre la diffusion de leur travail. La création de la coopérative de Papunya Tula fut très vite suivie d’autres, comme celles de Balgo, d’Utopia et de Yuendumu.
L’iconographie des œuvres peintes sur toile d’Australie centrale repose sur tout un lot de figures récurrentes aux symboles géométriques élémentaires : des petits points, des arcs, des cercles, des lignes, voire des empreintes de pas d’hommes ou d’animaux. Exécutées à plat à même le sol, en faisant pivoter la toile selon les points cardinaux, les peintures de ce premier foyer renvoient à l’image de cosmos fascinants. Peu nombreux, les motifs symboliques déclinent des sens différents selon leur agencement, l’appartenance clanique de leur auteur et son degré d’initiation. Tels cercles concentriques désignent un nid, un campement, un site cérémoniel ; telles ondulations, l’eau, le lit d’une rivière, la fumée, le sang ; tel gros point révèle une source dans le désert ; telle forme en U, la trace que laisse un personnage assis sur le sable quand il se lève. Telle figure renvoie à celle du bâton à fouir pour la cueillette, telle autre à celle d’un panier. En général, toutefois, plus les motifs sont abstraits, plus leur contenu est religieux.
Les écorces peintes d’Arnhem, une fonction de transmission
Les peintures sur écorce de la terre d’Arnhem, dans les Territoires du Nord, se répartissent en trois régions correspondant à trois styles distincts. Si, à l’ouest, domine un style figuratif, on passe d’une géométrie stylisée à une abstraction pure du centre vers l’est. Fixées sur les parois des huttes, les peintures sur écorce recevaient toutes sortes de narrations d’événements mythiques à destination des enfants. Elles fonctionnaient comme des aide-mémoire à la transmission des récits ancestraux. C’est dire si elles étaient chargées de spiritualité. À l’origine, l’important n’était pas l’objet lui-même mais la simple action d’écriture picturale. Au fil du temps, les ethnologues et autres intermédiaires encouragèrent les Aborigènes à produire des peintures sur écorce pour les vendre. Ils s’y appliquèrent sans rien perdre de leur âme, car le contenu restait secret et c’était pour eux une façon d’affirmer leur identité face au monde. Prélevées sur les troncs d’eucalyptus, les écorces peintes de la terre d’Arnhem sont travaillées sur leur surface interne.
Après qu’ils les ont polies et enduites uniformément de couleur rouge, jaune ou noire, les artistes tracent au pinceau à l’aide de pigments naturels des figures et signes participant à la narration du récit retenu. On y trouve toutes sortes de figures qui réfèrent aussi bien au Rêve de l’émeu qu’à celui de la carotte sauvage, au Rêve du lézard qu’à celui du serpent arc-en-ciel, ou bien encore à celui de l’esprit de l’étoile filante. Ce sont là autant de formulations quelque peu mystérieuses qui soulignent la dimension spirituelle de la quête des artistes à laquelle n’ont accès que les initiés. Les peintures figuratives de l’ouest de la terre d’Arnhem présentent deux formes distinctes : d’une part, les Mimi, sortes d’esprits malicieux aux allures de maigres silhouettes ; de l’autre, la peinture aux rayons X dont les figures dévoilent leur squelette et leurs organes internes, comme il en est dans la communauté d’Oenpelli. Au centre, dans celles de Maningrida, de Milingimbi ou de Ramingining, les scènes historiées sont davantage stylisées, peintes sur fond de motifs pointillés tandis qu’à l’est, les artistes usent de compositions encore plus géométriques et complexes qui en appellent à des jeux de hachures croisées – les « rarrks » – et génèrent un effet visuel troublant, évocation plastique de la présence des ancêtres.
Que le petit musée d’Allauch, commune située au nord-est de Marseille, et l’imposant Museum Ludwig de Cologne présentent dans le même moment et chacun à sa manière une exposition consacrée à l’art aborigène est le signe éclatant de l’intérêt que lui porte le regard occidental. Intitulée « Le Grand Rêve aborigène », la première rassemble une soixantaine de peintures, des spécimens d’animaux totémiques et différents objets traditionnels aborigènes. On y trouve notamment des sculptures en bois peint et autres matériaux naturels du nom de « rangga » à l’image des effigies jadis installées sur les escarpements des parois rocheuses servant à protéger les populations, assurer la fertilité de la terre et favoriser la pêche. Ou bien encore des galets peints à l’image de l’organe d’un animal totémique qui sont des pierres sacrées transmises par héritage destinées à instruire les générations qui se succèdent du souvenir de leurs ancêtres. Intitulée « Remembering Forward – la peinture aborigène depuis 1960 », l’exposition du Museum Ludwig vise quant à elle à souligner le phénomène d’interpénétration entre tradition et modernité tel que l’a connu l’art aborigène depuis une quarantaine d’années. Organisée autour de neuf artistes parmi les plus importants, originaires des régions désertiques du centre et de la région de Kimberley dans le nord de l’Australie occidentale, elle réunit peintures sur toile à l’acrylique et peintures sur écorce d’une grande force expressive. Si les premières offrent à voir pour la plupart des compositions d’apparence abstraite qui sont, en réalité, la représentation de vues en plan quasi aériennes de leur pays, les secondes, issues de la terre d’Arnhem, sont une façon encore plus manifeste d’exprimer leur identité en y relatant tout un monde de mythes, de contes et de légendes. L’occasion est aussi de rendre hommage à Tony Tuckson et Stuart Scougall de l’Art Gallery of New South Wales de Sydney qui ont été parmi les premiers à diffuser en Occident ce type de production artistique. n
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L’art aborigène, Symboles et croyances
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°632 du 1 février 2011, avec le titre suivant : L’art aborigène, Symboles et croyances