Longtemps tenu à l’écart du monde artistique occidental, l’art aborigène, apparu en Australie il y a 70 000 ans, y a trouvé sa place depuis une trentaine d’années. Historique d’une singulière communauté artistique.
La reconnaissance de l’art aborigène par le monde de l’art international est une affaire récente. Elle ne remonte pas plus loin qu’aux années 1980, concomitante au retour à la peinture qu’a connu cette période. Est-ce à dire qu’il y a là une relation de cause à effet ? Ce serait exagéré, mais le fait est que le regard s’est volontiers nourri de cet art venu d’ailleurs que certains acteurs, tant privés qu’institutionnels – critiques, marchands et commissaires d’expositions –, se sont appliqués à mettre en exergue.
Du MoMA au Museum Ludwig, symptômes d’un nouvel intérêt
La scène artistique de cette décennie a par ailleurs été marquée par un regain d’intérêt pour les arts primitifs, tel qu’en a témoigné « Primitivism », l’exposition majeure organisée par William Rubin en 1984 au MoMA. Cette situation ayant favorisé le regard sur toutes sortes de cultures considérées jusqu’alors comme « exotiques », l’art aborigène y a trouvé son compte. Si l’exposition américaine visait l’historicisation de toute une aventure de création qui n’avait cessé de fasciner le xxe siècle, « Magiciens de la Terre », organisée à Paris en 1989 à l’occasion du bicentenaire de la Révolution, ouvrait grand ses portes à une quantité de productions artistiques trop longtemps tenues à l’écart du réseau occidental. Présentée comme la première exposition mondiale d’art contemporain, elle comptait notamment dans ses rangs trois artistes aborigènes indépendants du nord de l’Australie et six autres d’une communauté établie au centre. Dans les colonnes mêmes de L’œil [lire le n° 406, mai 1989], Jean-Hubert Martin, alors directeur du Musée national d’art moderne et commissaire de l’exposition, interrogé sur le sens qu’il convenait de prêter au titre de celle-ci, insistait sur le fait que les œuvres qu’il avait réunies avaient « un pouvoir, une énergie, une espèce d’aura – comme disait Walter Benjamin – qui ont quelque chose à voir avec le mental ou le spirituel ». À cette époque, lassé de l’autoritarisme radical des avant-gardes des années 1960-1970, le regard cherchait à se ressourcer du côté d’aventures esthétiques davantage fondées sur des propositions sensibles, symboliques, voire incarnées. D’où une attention renouvelée d’une part pour la matière et la figure, qu’elle soit narrative, anthropomorphe ou abstraite, de l’autre pour le symbolisme et la mythologie.
Tout en contribuant à qualifier la dimension mondialiste d’une esthétique au-delà des catégories et des frontières, l’art aborigène offrait au spectateur l’occasion d’une réflexion sur l’essence même de la création. Aussi l’exposition des « Magiciens de la Terre » a-t-elle grandement contribué à le porter sur le devant de la scène et à en favoriser la connaissance, les enjeux et l’objectif. Tout comme, par la suite, la création du musée du quai Branly, reprenant à son compte le flambeau de feu le musée des Arts africains et océaniens. En nous invitant une nouvelle fois à en mesurer l’ampleur, l’importance et la richesse, les deux expositions que l’on peut voir actuellement au musée d’Allauch, dans les Bouches-du-Rhône, et au Museum Ludwig de Cologne, en Allemagne, en disent long sur la diffusion et de l’intérêt que rencontre aujourd’hui l’art contemporain aborigène [lire encadré p. 41].
L’art, une véritable économie pour les Aborigènes
L’histoire des Aborigènes remonte aux temps les plus reculés. Elle se décline en trois vagues d’occupation du sol australien : la première il y a 70 000 ans, la deuxième il y a 35 000 à 18 000 ans et la dernière voilà 6 000 ans. Vivant de la chasse et de la pêche, les Aborigènes étaient des semi-nomades constitués en tribus, chacune d’elles se considérant comme propriétaire d’un territoire ancestral. Quoiqu’il n’y eût ni chef religieux ou civil, ni aucune hiérarchie, la société aborigène était très structurée autour des anciens et des gardiens de la Loi qui veillaient au respect des traditions et au déroulement des cérémonies.
Découverte par James Cook en 1770, l’Australie, qui n’était alors peuplée que de quelques milliers d’indigènes, est peu à peu colonisée par l’Angleterre. Jusqu’au milieu du xixe siècle, les colons n’accordent qu’un intérêt médiocre à ces terres lointaines et s’installent là où l’élevage et l’agriculture sont bénéfiques. Ils laissent aux populations locales le désert central et les territoires tropicaux du nord qui, de ce fait, deviendront les foyers les plus actifs de la culture aborigène. Après la politique dite « des générations volées » menée par les colons de 1910 à 1970, visant l’occidentalisation forcée des enfants aborigènes ou métis, a fait suite une « politique d’assimilation » par regroupement des tribus errantes du désert. L’une comme l’autre n’ont eu pour résultat qu’un brassage catastrophique des ethnies qui a conduit par la suite les autorités gouvernementales à accorder aux Aborigènes le droit de vote et à reconnaître la légitimité de leur possession des territoires ancestraux. Plusieurs zones leur ont été ainsi restituées où ils se sont installés en communautés, fors certaines familles qui ont créé des « outstations », de simples campements encore plus proches de leurs lieux sacrés. Si elles vivent aujourd’hui d’une indemnité, dite « sitting down money », qui leur a été accordée en forme de compensation aux spoliations et préjudices subis, les communautés aborigènes tirent leurs ressources des bénéfices tant de l’exploitation de leur sous-sol par les compagnies minières que de la vente de leur art. Depuis une vingtaine d’années, la scène artistique aborigène s’est organisée. Les communautés ouvrent volontiers les portes de leurs ateliers et les « art centers » et ateliers privés qui accueillent les peintres le temps de leurs créations se sont multipliés. Bref, toute une économie s’est mise en place et d’importantes collections se sont constituées qui ont permis peu à peu à l’art aborigène de trouver une vraie place sur la scène de l’art international.
1971 Création de l’école de « Papunya Tula » au nord de l’Australie : dans une localité où les Aborigènes ont été sédentarisés de force par le gouvernement, ceux-ci développent un art à l’acrylique inspiré de leur mythe « Le Temps du Rêve ».
Années 1980 Clifford Possum Tjapaltjarri préside le « Papunya Tula ». Il deviendra un des plus célèbres artistes contemporains aborigènes.
Années 1990 Formée au dessin sur batik (tissus) pour les cérémonies de femmes à Utopia, Emily Kame Kngwarreye peint des œuvres abstraites faites de points et de lignes.
1991 Rover Thomas, peintre aborigène, représente l’Australie à la Biennale de Venise.
2001 Le Musée national d’Australie, à Canberra, ouvre un complexe dédié à l’art aborigène.
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L’art aborigène, question d’identité
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« Remembering Forward. Peintures aborigènes depuis 1960 », jusqu’au 20 mars 2011. Musée Ludwig, Cologne. Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Jusqu’à 22 h le premier jeudi du mois. Tarifs : de 7 à 10 s. www.museenkoeln.de
« Le Grand Rêve aborigène », jusqu’au 6 mars. Musée d’Allauch. Tous les jours sauf lundi de 9 h à 12 h et de 14 h à 18 h. Tarifs : 1,5 et 3 s. http://musee.allauch.com
Dennis Nona à Paris.
Jusqu’au 20 mai 2011, l’œuvre de Dennis Nona est présentée à l’ambassade d’Australie à Paris.
Né en 1973 sur l’île de Badu, Dennis Nona a grandi entre la culture aborigène et l’univers mélanésien. Ses estampes et ses sculptures sont empreintes des techniques d’incision sur bois de son peuple comme des légendes de sa terre natale qu’elles réinventent. www.artsdaustralie.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°632 du 1 février 2011, avec le titre suivant : L’art aborigène, question d’identité