L’œuvre ultime du peintre catalan est présentée, à Grenoble, au travers de 130 œuvres.
Grenoble (Isère). En prévision de sa prochaine fermeture pour travaux, le Centre Pompidou a entamé une collaboration avec différentes institutions culturelles en France et à l’international. Dans le cadre de ce programme, baptisé « Constellation » – une heureuse coïncidence, car c’est également le titre (mis au pluriel) d’une magnifique série de Joan Miró (1893-1983) –, le musée parisien prête à celui de Grenoble une centaine d’œuvres du peintre espagnol. Une simple présentation du catalogue du Centre ? On réalise ici que de nombreuses œuvres, faute de place, y sont rarement exposées. Certes, ce n’est pas le cas des trois « Bleus » (1961), véritables monuments poétiques. Mais face à cet univers d’azur sans repères, invitant à la méditation, le spectateur peut être frappé par ce pan important de la production picturale de Miró, tout imprégné de violence.
En effet, il semble que la perception de cette œuvre demeure captive du vocable souvent employé au sujet de ses peintures, qualifiées de « rêve » [Jacques Dupin, son biographe, cité dans Miró, Rétrospective, Fondation Maeght, 1990 (inspiré sans doute de la série que fait Miró entre 1924 et 1927 qu’il nomme « Peinture de rêves »]. En déclarant qu’il cherche à « s’évader dans l’absolu de la nature » (catalogue du Centre Pompidou, 1986), Miró situe son univers à la croisée de l’imaginaire et du réel. Partant d’une figuration stylisée et simplifiée, l’artiste invente des formes inconnues et suggestives, telles des expressions condensées d’une poésie personnelle et universelle. Face à ces figures qui évoquent l’envolée, se transformant en constellations d’astres, l’œil oscille entre images et idéogrammes, entre familiarité et incertitude.
À Grenoble, d’autres images, plus menaçantes, font leur apparition, rappelant que Miró affirmait sa volonté d’« assassiner la peinture » (entretien avec Maurice Raynal, 1927). Déjà, ses débuts encore figuratifs (Intérieur [La Fermière],1922-1923) dégagent une forme de monumentalité inquiétante. Puis, c’est la section « Peintures sauvages » (1929-1933), où les toiles et plus tard les « tableaux-objets », tels des sismographes, enregistrent le tremblement et la désagrégation d’un paysage en ruine. Avec Peinture (Tête), (1930), écrit dans le catalogue Sophie Bernard, conservatrice en cheffe à Grenoble et commissaire avec Aurélie Verdier, conservatrice en cheffe au Musée national d’art moderne, « l’artiste dessine sauvagement les contours d’une tête et parsème la toile de violentes taches ». Miró, à l’instar de Leiris, Bataille, Breton ou André Masson, ressentait la nécessité d’une destruction profonde et systématique de la tradition classique. C’est probablement dans l’immense toile tardive datée de 1974 et intitulée Personnages et oiseaux dans la nuit que l’on assiste à une rencontre d’une puissance inouïe entre les formes obscures surgissant de l’imaginaire de Miró et les arts préhistoriques.
Dans un effort de création qui refuse la virtuosité, le peintre affirmait essayer « chaque jour de faire un peu moins bien » [in Joan Miró, 1917-1934. La naissance du monde, Agnès de La Beaumelle, Centre Pompidou, 2004] .
Cependant, comme toujours, une dénégation trop appuyée éveille le soupçon. Peut-être que malgré le souffle de chaos que Miró cherchait à introduire dans ses œuvres, les lignes parfaitement ciselées, les taches de couleur distribuées avec une justesse étonnante et le raffinement – qui ne signifie pas préciosité – sont la preuve que cet « assassinat de la peinture » n’en reste pas moins considéré comme un des beaux-arts.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°635 du 7 juin 2024, avec le titre suivant : La violence sophistiquée de Miró