Numérique

La nouvelle ère des expositions immersives

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 9 octobre 2022 - 1730 mots

PARIS

Rejetées par le public amateur mais plébiscitées par un plus large public, les expériences immersives se multiplient, y compris à Paris avec l’ouverture, fin septembre, du Grand Palais immersif. Avantages et inconvénients.

Il faut imaginer la moue dubitative de Gabriella Belli quand Yves Ubelmann, président d’Iconem, une start-up spécialisée dans la photogrammétrie, est venu lui présenter en 2021 son projet de consacrer une exposition immersive à la ville de Venise. « Je suis historienne de l’art, rappelle la directrice de la Fondazione Musei Civici di Venezia. Je me méfie des outils numériques pendant la visite d’un musée ; j’y suis même opposée. Véronèse et Tintoret ont peint sans ces médiations-là ! Selon moi, l’expérience de l’art est intime et empathique. Entrer dans un tableau est parfois difficile et demande un effort, mais le public doit faire cet effort. » Ses doutes, elle les a pourtant très vite balayés : commissaire générale de « Venise révélée », avec laquelle le Grand Palais immersif vient d’inaugurer un nouvel espace à Bastille, elle évoque le résultat avec enthousiasme : « Venise a fait l’objet de très nombreuses expositions, assure-t-elle, mais aucune d’entre elles ne permettait de percevoir à ce point l’atmosphère de la ville. »

Cette réussite doit beaucoup au parti pris de « Venise révélée » : l’immersion. Dans l’ancienne salle modulable de l’Opéra Bastille, pas de tableaux ni de vitrines, mais un parcours où se succèdent les modélisations 3D du Grand Canal, de la place Saint-Marc ou du palais des Doges. La scénographie a été conçue tout exprès pour plonger le public dans un bain de sensations : les projections sont monumentales et une musique originale, signée David Chalmin, accompagne le parcours. De l’aveu d’Yves Ubelmann, « Venise révélée » offre même, d’où son titre, de découvrir les splendeurs vénitiennes avec une acuité que ne permettrait pas leur contemplation sur site : « Nous sommes partis d’une ville que tout le monde croit connaître, mais dont les technologies dévoilent la part invisible, explique-t-il. Les détails d’un tableau, la structure des bâtiments, les piliers sur lesquels ils sont fondés, etc., de tout cela, les technologies permettent d’avoir une appréhension et une compréhension nouvelles. »

Un label attractif

Susciter des impressions fortes pour mieux favoriser une compréhension nouvelle, telle est la promesse des expositions immersives. C’est aussi l’une des principales raisons de leur succès. « Pop Air », « expérience gonflable » et immersive présentée jusqu’au 4 septembre à la Villette, a battu des records de fréquentation avec plus de 500 000 visiteurs. « Machu Picchu » à la Cité de l’architecture et du patrimoine en rassemblait déjà 300 000 à la mi-août. S’agissant des expositions proposées dans un nombre toujours croissant de centres d’art labellisés « des lumières », les chiffres sont plus impressionnants encore. Du dernier-né d’entre eux, le « Hall des lumières », inauguré mi-septembre à New York, Bruno Monnier, président de Culturespaces, attend une fréquentation d’1 million de visiteurs la première année. À tout prendre, c’est moins que la prouesse réalisée par l’Atelier des lumières à Paris, qui en réunissait 1,4 million en 2019, année de son ouverture. « De l’ado qui vient en groupe à la famille avec jeunes enfants, notre public est bien plus large que celui des lieux d’art classiques », nous expliquait Bruno Monnier lors d’un entretien en juin 2022. Roei Amit, directeur de Grand Palais immersif, confirme : « En 2020, l’exposition immersive “Pompéi” au Grand Palais avait réuni plus de 200 000 visiteurs. Nous constatons que, pour ces expositions-là, nous élargissons nos publics par rapport à nos expositions beaux-arts : on voit plus de familles. »

De quoi rompre les digues qui ont longtemps tenu les institutions à distance des formats immersifs, jugés incapables de remplacer la fréquentation des œuvres originales. Désormais, nombre de musées s’en saisissent pour enrayer la baisse de leur fréquentation et réaliser leurs objectifs en matière de démocratisation culturelle. « Nous avons conçu Grand Palais immersif avec la motivation d’explorer de nouveaux formats d’expositions pour élargir les publics », confirme Roei Amit.

Les recettes de l’immersion

Pour atteindre ce but, les expositions immersives n’ont pas de recette fixe, mais quelques ingrédients incontournables. Elles privilégient d’abord les sujets grand public (Van Gogh, Picasso, les pyramides d’Égypte, etc.), sur lesquels divers dispositifs spatiaux viennent jeter un éclairage neuf. Elles affectionnent aussi les thématiques où la modélisation, la VR et tout l’éventail des nouvelles technologies qui donnent à voir ce qui ne se voit pas, ou mal. « On veut donner accès à l’inaccessible, et surtout être complémentaire avec la réalité, explique Fabien Barati, président d’Emissive, start-up spécialisée dans la création d’ « expéditions immersives ». On ne veut pas remplacer la découverte réelle d’un site ; on veut aller plus loin par un travail de contextualisation. »

Un patrimoine dégradé ou peu accessible (« Éternelle Notre-Dame » ou « Sites éternels »), une civilisation disparue (« Pompéi » ou « Machu Picchu »), un site ou une œuvre usés par le tourisme de masse (« Venise révélée » ou « Joconde immersive »), une zone de conflit (« The Enemy »), etc. : l’exposition vient alors pallier les limites et les écueils, sinon l’impossibilité d’une expérience directe. C’est d’ailleurs pour préserver les sites en péril qu’Iconem a commencé à mobiliser en 2013 la photogrammétrie, une technologie de modélisation sur laquelle repose en partie l’atmosphère tant vantée de « Venise révélée ». Ailleurs, on recourt à des procédés d’imagerie et de narration hérités du jeu vidéo. Dans « L’horizon de Khéops », Emissive proposait de plonger les visiteurs, munis d’un casque de VR, dans la civilisation égyptienne. Débutant par une banale visite guidée de la pyramide de Khéops, le parcours de l’exposition s’achevait sur une barque menant le pharaon au pays des morts, après un survol de Gizeh aujourd’hui et du temps de sa splendeur. Le recours aux technologies n’est pourtant pas une condition sine qua non de l’immersion. Dans « Shinny Gold », à la Gaîté lyrique, l’artiste Nelly Ben Hayoum recourt à des structures gonflables pour faire percevoir, via divers jeux d’échelles, la manière dont se construisent l’observation et l’éducation scientifiques. « Dans l’installation, on passe dans un intestin, on saute dans une piscine à boules, on se colle sous le soleil, décrit l’artiste. J’utilise des stratégies de design spatial et des mécaniques d’engagement qui viennent de l’événement : je crée une dramaturgie avec un récit, des acteurs, un décor... » En somme, l’immersion n’est pas tant affaire de moyens que d’effets – et même de magie, nous confie Yves Ubelmann. « À mon sens, l’immersion, c’est quand nos sens nous disent qu’on est ailleurs », affirme de son côté Fabien Barati.

Apprendre par les sens

Les expositions immersives séduisent par leurs qualités d’illusion, par leur capacité à faire fi des limites, notamment du cadre, et à annuler les frontières de temps et d’espace. Elles y parviennent en sollicitant le corps dans son ensemble, et pas seulement la vue. « L’un des sens les plus importants chez l’être humain est la proprioception, explique Fabien Barati, soit la perception que l’on a des mouvements de notre corps dans notre environnement. Le fait de se déplacer physiquement et sans contraintes visibles a un énorme impact sur l’expérience. Cela permet de mieux mémoriser ce qu’on a vu. C’est pourquoi nous tenons à ce que les visiteurs se déplacent au cours des expositions : ils sont alors acteurs, et les messages ont plus d’impact. »

À ce titre, les formats immersifs réclament des espaces d’une certaine taille où se déployer. « Notre modèle repose en partie sur des lieux exceptionnels, de grande capacité, de grande hauteur, qui ont un caractère en soi et ajoutent de ce fait à la qualité de l’expérience », assure Bruno Monnier, qui a choisi de loger ses « Lumières » dans les sites les plus spectaculaires, ici une carrière, là un bunker ou une base sous-marine. « Ce qui est intéressant, ce n’est pas tant la notion d’immersivité que la capacité à recréer des émotions spatiales, des surprises, des percées visuelles, des jeux d’échelles, résume Yves Ubelmann. Les expositions immersives déploient tout un éventail d’outils pour créer une expérience forte, qui est très différente de notre consommation quotidienne d’images sur nos écrans. »

Un modèle économique en invention

Sous leurs dehors ludiques et chatoyants, elles pourraient ainsi s’avérer de formidables outils de transmission des savoirs et d’éducation artistique. D’autant plus que l’engagement émotionnel qu’elles suscitent n’exclut pas, au contraire, un contenu scientifique robuste. De fait, elles mobilisent des équipes nombreuses, au sein desquelles la conception multimédia et le design d’expérience ont autant de place que le savoir disciplinaire en archéologie ou en histoire de l’art. De quoi bousculer les routines professionnelles : « Au cours de ma carrière, j’ai traité des sujets très différents allant du patrimoine à l’art contemporain, mais ma manière de travailler a toujours été plus ou moins la même, raconte Gabriella Belli. Dans une exposition classique, je sélectionne des œuvres. Pour “Venise révélée”, au contraire, mes idées étaient mises en images par toute une équipe, étape par étape. »

L’immersion marque ainsi l’apparition au sein des institutions de savoir-faire nouveaux, issus de l’écosystème du numérique. D’où un modèle économique fondé sur le partenariat, qui s’avère plus proche de celui du cinéma que de celui de la curation. Si la RMN a opté pour la création d’une filiale privée et d’un espace d’exploitation dédié, d’autres, comme l’Institut du monde arabe, choisissent de louer des espaces à des opérateurs externes. À charge ensuite pour ces start-up de rentabiliser leurs coûts de production. Quand Iconem réalise la photogrammétrie d’un site, celle-ci peut ainsi servir de base à une grande diversité d’activités, de la recherche scientifique à la création d’une exposition. Emissive, Grand Palais immersif ou Culturespaces misent quant à elles sur l’itinérance. Leur capacité à être diffusées dans un large éventail de lieux, sans coûts de transport ni d’assurance, est en effet la grande force des expositions immersives : « Leurs coûts de production sont comparables à ceux d’une exposition classique, affirme Roei Amit, mais, en théorie, l’itinérance devrait être plus facile, même si elle nécessite des infrastructures digitales. »

Les expositions du Grand Palais immersif pourraient ainsi suivre la même trajectoire que celles de Culturespaces, qui tournent en permanence d’un site estampillé « des lumières » à l’autre. C’est d’ailleurs déjà le cas : après avoir été présentée au Grand Palais en 2020, « Pompéi » inaugurait en septembre Muse Saint-Dizier, un nouvel espace culturel en région porté par la ville et par la RMN. Fabien Barati assure avoir aussi des contacts pour faire voyager « L’horizon de Khéops ». Un projet d’autant plus crédible que selon tous les acteurs interrogés au cours de cette enquête, la France jouirait dans le domaine de l’immersion d’une excellence reconnue dans le monde entier…

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°758 du 1 octobre 2022, avec le titre suivant : Expositions immersives, plongée dans une nouvelle ère

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