NEW YORK / ÉTATS-UNIS
La nouvelle édition de la célèbre exposition que le musée new-yorkais consacre tous les deux ans à la création contemporaine américaine adopte une scénographie brouillonne qui exige du visiteur un certain investissement personnel.
New York (États-Unis). Dans une petite salle obscure, trois écrans projettent les images d’une manifestation du mouvement Black Lives Matter à Washington, le 1er juin 2020, jetant le spectateur au cœur de l’événement. La foule est rassemblée à deux pas de la Maison Blanche, lorsqu’ordre est donné à la police d’évacuer les lieux : dans la fumée des gaz lacrymogènes, deux hélicoptères de la Garde Nationale se rapprochent soudain dangereusement du sol, balayant tout sur leur passage. De puissantes et bruyantes souffleries industrielles, accrochées au plafond, s’enclenchent alors pour faire vivre au spectateur la terreur des manifestants dispersés par ces moyens peu conventionnels. L’installation vidéo 06.01.2020 18.39 (2022), œuvre d’Alfredo Jaar, donne le ton de cette 80e édition de la Biennale du Whitney Museum of American Art de New York, intitulée « Quiet as it’s kept » [« Entre nous soit dit »]. Adrienne Edwards et David Breslin, les deux commissaires, l’ont voulue délibérément politique, utilisant cette influente rétrospective de l’art contemporain américain comme plateforme pour mettre en lumière les souffrances de ceux que l’Amérique n’a pas ménagés ces dernières années, Afro-Américains et Amérindiens en particulier. L’exposition pose ainsi d’emblée la question de ce qu’est, en 2022, un « artiste américain » : parmi les soixante-trois représentés, trois vivent et travaillent au Mexique, deux au Canada, nombreux sont nés à l’étranger et l’un d’entre eux est en cours de naturalisation. Si, dès l’entame, les enjeux de la Biennale paraissent clairs, tant elle semble s’évertuer à cocher le plus de cases possibles, les moyens de les traiter sont plus difficiles d’accès à mesure que progresse l’exposition, la plupart des œuvres requérant du temps pour être parfaitement appréhendées. Le visiteur pressé ne prendra certainement pas la mesure de la profondeur de l’exposition et pourrait croire la proposition insuffisante. Celle-ci est loin de l’être, tenant même le pari d’une certaine exhaustivité, mais elle n’en reste pas moins souvent brouillonne et, par endroits, disons-le, un peu cacophonique.
Les commissaires ont conçu la Biennale à cheval sur deux étages distincts : un 6e labyrinthique plongé dans l’obscurité et un 5e complètement ouvert, sans cloisons et baigné de lumière pour, disent-ils, « refléter l’extrême polarisation de notre société ». L’idée n’est pas inintéressante mais la logique de distribution des œuvres entre les paliers n’est pas toujours très claire : que font les très sombres vidéos d’Andrew Roberts, La Horda (2020), montrant des employés d’Amazon, Google ou Netflix devenus zombies, dans l’atmosphère lumineuse du 5e étage ? Pourquoi avoir mis au 6e étage, où dominent les vidéos, la grande peinture abstraite Untitled (Snag) de Cy Gavin (2022), chargée de couleurs ? Certaines juxtapositions elles-mêmes sont parfois malheureuses. L’émouvante installation vidéo Three Songs de Raven Chacon (2021), qui montre des femmes amérindiennes chanter la douleur des vexations dont leurs tribus ont été victimes, est ainsi régulièrement inaudible. De l’autre côté de la cloison, les souffleries du dispositif d’Alfredo Jaar couvrent leurs voix et les réduisent au silence toutes les dix minutes, dans un effet qui contraste avec les bonnes intentions proclamées de l’exposition.
Adrienne Edwards et David Breslin ont mis l’art vidéo, médium souvent mal-aimé des commissaires et des visiteurs, au cœur de leur Biennale dans une proportion telle que, pour la première fois depuis longtemps, celle-ci ne s’accompagne pas d’une programmation cinématographique distincte. Malgré une tentative louable, une telle programmation fait peut-être défaut, certaines vidéos durant parfois plus d’une heure, une autre quasiment deux heures, sans horaires affichés permettant d’organiser son temps. Au spectateur patient, celles-ci révéleront toutefois tout le potentiel d’une exposition qui aurait gagné à moins ménager ses effets. Mention spéciale au film méditatif Demolition of a Wall (Album 1) de Lucy Raven (2022), qui pose une caméra fixe devant un paysage désertique du Nouveau Mexique, de ceux que les westerns ont mythifiés, régulièrement soufflé par les explosions hors champ d’essais militaires sur un site voisin. On en tremble sur sa chaise. Côté peintures, les commissaires ont fait le choix de privilégier les œuvres abstraites, en dépit de la dominance de la figuration dans le marché actuel. Avec l’abstraction, ils veulent « ralentir le regard » du visiteur tout en traitant les grands thèmes qui structurent l’exposition, la majorité des œuvres étant signées par des artistes de couleur et/ou queers. Les grands panneaux en noir et blanc de Denyse Thomasos qui accueillent le visiteur au 6e étage évoquent par exemple tout à la fois, sous forme de diagrammes, les représentations de bateaux d’esclaves et l’architecture carcérale. Beaucoup d’œuvres demandent une certaine attention, qui sera vite récompensée : ainsi en est-il des aquarelles de Danielle Dean, qui mélangent publicités anciennes et références à Amazon, ou encore la gigantesque cuisine en plastique d’Emily Barker qui place le visiteur dans la situation d’une personne en fauteuil roulant. On apprend au moins à prendre son temps.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°590 du 27 mai 2022, avec le titre suivant : La Biennale du Whitney : une invitation à prendre son temps