Puissante, l’œuvre du peintre allemand, déployée au Centre Pompidou, affronte sans détour mais avec parfois trop de grandiloquence la mémoire de l’Allemagne.
PARIS - « Depuis les peintures pariétales, l’artiste se mesure à plus grand que lui ; avec des poils d’animaux, de la terre broyée mélangée à sa salive, de son sang peut-être, de la suie, de la craie, du charbon, de l’eau et d’autres moyens pitoyables bricolés avec des rebuts, il défie le cosmos, tutoie les dieux, insulte la mort, célèbre l’énergie… et tente de comprendre le mouvement des astres. » L’acte de création décrit par Michel Onfray dans un livre dont le titre, Splendeur de la catastrophe (éd. Galilée, 2002), irait à merveille à l’œuvre puissante d’Anselm Kiefer.
Rares sont en effet les artistes chez lesquels la matière réclame ses droits à ce point. Plus que des tableaux, ces images-reliefs naissent à partir de couches pétries et labourées qui se superposent et s’interpénètrent. Rares aussi sont les artistes qui associent autant la destruction à leur production plastique, et qui semblent ainsi créer sur les décombres. En revanche, les êtres humains sont presque absents dans cette œuvre, comme effacés par un désastre. Dans l’exposition du Centre Pompidou, çà et là, quelques hommes (plus rarement des femmes) survivent : quelques « autoportraits », des traces de ses performances provocantes dans les années 1970. Un homme allongé tel un défunt sous une pyramide, qui renvoie aux origines de l’humanité (Homme sous une pyramide, 1996). Quelques têtes de penseurs allemands : Les Voies de la sagesse du monde, 1976. Mais, qu’il s’agisse des paysages sombres et désolés ou des architectures qui tombent en ruine, le vide souffle de partout.
Est-ce pour cette raison que la traversée de cette rétrospective relève d’un face-à-face avec des forces telluriques qui nous écrasent ? Ou, plus simplement, sont-ce l’aspect gigantesque des toiles, l’épaisseur des matières ou encore leurs couleurs oppressantes qui agissent ?
L’artiste allemand ne laisse personne indifférent. Il suffit de faire un tour rapide dans la librairie attenante à l’exposition pour constater que son travail produit d’innombrables commentaires. Réaction logique, quand on connaît les thèmes universels traités par Kiefer – avant tout l’histoire et la mémoire, mais aussi différentes pensées mystiques (la kabbale, l’alchimie, la cosmologie), la poésie ou encore les grands personnages de la culture allemande.
Une scène théâtrale
Le parcours, chronologique, permet de suivre l’évolution stylistique, permanente chez l’artiste. L’homme, né en 1945, fait partie de la génération des créateurs qui se heurtent à la mémoire de l’inoubliable et luttent sans fin contre l’oubli et le refoulement du souvenir. Inlassablement, Kiefer va interroger son identité et poser brutalement une question : comment être un artiste qui s’inscrit dans la tradition allemande, après la Shoah ? Ses premiers travaux à défier le spectateur consistent à se faire photographier le poing levé, en parodiant le salut hitlérien, « occupant » ainsi des lieux différents en Europe. Puis, quelques salles plus loin, ce sont les formidables représentations de l’immense atelier de l’artiste, un grenier glaçant où il s’installe à partir de 1971. Ce lieu de création intime se transforme en une scène théâtrale vidée de ses acteurs. L’épée entachée de sang évoque une épopée médiévale nordique reprise par Wagner (Chanson des Nibelungen), objet de fascination ambivalent, car son héroïsme sera récupéré par l’idéologie nazie. Théâtre, car à partir des années 1980, Kiefer se veut « metteur en scène de matière ». La liste est interminable : plomb fendu devenu sa marque de fabrique, matière souple mais lourde dont le potentiel de transformation est très grand (oxydation, fusion, malléabilité), mais aussi paille, feutre, sable, cendre, plantes ou photos à demi calcinées…, matériaux âpres et obscurs, qui ne cherchent pas à séduire.
Progressivement, les formats deviennent gigantesques et les champs fabriqués à partir des débordements d’une matière épaisse et accidentée, les empâtements aux tonalités grises et terreuses, semblent comme arrachés au réel et transportés sur les cimaises du musée.
Réalité marquée par des souvenirs sinistres, évoqués tantôt par des objets (livres brûlées, arbres abattus), tantôt par des inscriptions tirées de la poésie de Paul Celan ou d’Ingeborg Bachmann, qui partagent les mêmes interrogations que Kiefer. Entre matiérisme et poésie, l’œuvre, célébrée partout (quoiqu’un peu moins en Allemagne), reste néanmoins controversée. Trop de pathos, trop de grandiloquence, trop d’ambiguïtés entre mythe et Histoire. Indiscutablement, Kiefer est souvent dans la démesure, rarement dans la demi-mesure. Mais, arrivé devant le tableau Pour Paul Celan, Fleur de cendres (2006), un paysage hivernal monumental qui se perd dans un lointain grisâtre et où sont accrochés des livres carbonisés, pétrifiés, le spectateur oublie toutes ses réserves. Une seule réaction possible, comme face à la Crucifixion de Grünewald : le silence.
Commissaire : Jean-Michel Bouhours, conservateur au Mnam
Nombre d’œuvres : 130
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Kiefer entre dans l’Histoire
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 18 avril, Centre Pompidou, forum – 1 et Galerie 1, place Georges-Pompidou, 75004 Paris, tél. 01 44 78 12 33, www.centrepompidou.fr, tlj sauf mardi 11h-21h, entrée 14 €. Catalogue, 288 p., 42 €.
Légende photo
Anselm Kiefer, Siegfried vergißt Brünhilde (Siegfried oublie Brunehilde), 1975, huile sur toile, 130 x 150 cm, Museum Küppersmühle für Moderne Kunst, Duisbourg. © Photo : Olaf Bergmann Witten.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°449 du 22 janvier 2016, avec le titre suivant : Kiefer entre dans l’Histoire