Installé en France depuis les années 1990, l’artiste, humaniste érudit, propose actuellement deux expositions magistrales à Paris, à la BnF et au Centre Pompidou.
On le voit de dos. Chemise blanche et culotte façon cheval. Méconnaissable. Il est face à la mer. Il fait le salut nazi. Il n’a pas encore trente ans. Anselm Kiefer n’en est qu’à ses débuts, et ce dont témoigne cette photographie est à mettre au compte d’une action qu’il a réalisée dans la plupart des pays européens, empruntant à son père l’uniforme qu’il portait pendant la terrible période de l’Allemagne hitlérienne. Interrogé par Laure Adler sur France Culture, en janvier 2011, sur le sens de cette action, l’artiste explique que, si son père était un officier, il n’était pas pour autant membre du parti. Il n’en reste pas moins que, lui, Kiefer, né en 1945 à Donaueschingen (Bade-Wurtemberg), a toujours souffert de cette idéologie nazie et qu’un moment advint où il ressentit le besoin non de se débarrasser du passé de son père mais de « l’incorporer pour l’étudier. Pour savoir qui je suis, où je suis… Je voulais étudier ce que j’aurais fait en ce temps-là… », dit-il à son interlocutrice comme pour se justifier.
Toujours trop petit dans l’univers
La guerre, Anselm Kiefer ne l’a pas vécue dans sa chair mais il en est issu. Tant dans sa charge mémorielle que dans sa noirceur profonde. Alors même qu’il défend mordicus qu’« il faut distinguer l’art de la vie », il raconte volontiers à qui veut l’entendre qu’enfant, il a « joué dans les ruines et construit des maisons avec les briques qui étaient partout ». Une expérience fondatrice, comme il le reconnaît finalement : « Alors, pour moi, les ruines sont toujours le point de commencement de quelque chose… » Paradoxe de l’artiste ? Oui et non. Kiefer, comme les autres, est pétri de ses ambiguïtés, voire de ses tiraillements, fussent-ils existentiels. Parlez-lui de la démesure de son art et il vous répondra – du moins le dit-il à Alain Finkielkraut, sur les mêmes ondes radio, quelques années auparavant – que, « pour un artiste, la démesure, dans tous les sens du mot, est nécessaire. L’artiste ne reste jamais dans les conventions… » Objectez-lui qu’il privilégie toutefois le format monumental et il vous répondra que « le format, ça dépend du tempérament, que le monumental peut aussi s’exprimer dans un tableau de petite taille ». Dans tous les cas, il vous assurera qu’il se trouve, lui, « toujours trop petit dans l’univers ». Anselm Kiefer n’a pas réponse à tout mais c’est un excellent bretteur de mots et, plus qu’un autre, il aime la dialectique. Ce n’est pas pour rien qu’il a été nommé professeur associé au Collège de France et a mené pendant toute une année une série de leçons qui ont marqué la mémoire de ceux qui les ont suivies.
Cette propension à la démesure est l’un des éléments déterminants de son art et s’accompagne d’une sorte de nécessité à l’emploi de matériaux les plus divers. Ainsi l’attestent ses titres et la description technique de ses œuvres : Les Héros spirituels de l’Allemagne (Deutschlands Geiteshelden), 1971, huile et fusain sur toile de jute, 307 x 682 cm ; Pavot et mémoire – L’Ange de l’histoire (Der Engel der Geschichte – Mohn und Gedächtnis), 1989, sculpture, plomb, verre et pavot, 250 x 630 x 650 cm ; J’ai vu le pays du brouillard, j’ai mangé le cœur du brouillard (Nebelland hab ich gesehen, Nebelherz hab ich gegessen), 1997, acrylique, émulsion, sable, élément en terre cuite sur toile, 570 x 800 cm, etc. L’affection de Kiefer pour les grandes dimensions est à considérer notamment à l’aune de sa fascination pour le ciel, la nuit, la Voie lactée, bref le cosmos dans la réalité de son ampleur ou dans la virtualité de son infinitude. Il ne cache d’ailleurs pas qu’à la façon dont en parle Pascal – « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » –, il est autant effrayé par la profondeur du firmament que par l’espace qui est au-dedans de l’homme, donc de lui-même. Un effroi prospectif, toutefois, qui le motive à la création et qui constitue somme toute le vecteur cardinal de son œuvre. C’est cela même qui fait la force attractive de chacun de ses tableaux, y opérant toute une alchimie matérielle pour précipiter notre regard au cœur d’un véritable labyrinthe.
Anselm Kiefer considère qu’« un tableau, c’est un processus ; ce n’est pas un résultat », qu’« une œuvre est toujours autre chose que ce qu’on en a fait » parce que « le spectateur travaille, il a une idée du tableau qu’il regarde, il fait sa propre interprétation ». Laure Adler qui l’interroge à ce propos ne manque pas de lui demander comment il voit lui-même son œuvre, et l’artiste de répondre qu’il se considère comme « une station de traverse ». En fait, Kiefer ne se veut que le simple médiateur de son œuvre. Pour lui, l’artiste est quelqu’un de connecté en permanence à toutes sortes de choses, il s’en nourrit et il cherche à les transformer pour communiquer avec l’autre, lequel y projette à son tour ce qu’il en perçoit. « Je ne suis que le catalyseur d’idées qui sont dans l’air », dit-il enfin pour bien se faire comprendre.
L’amour des livres
Spectaculaire au meilleur sens du terme, son art est fondé sur un rapport à l’histoire appréhendée comme la seule voie majuscule en quête de mythes, de symboles, de contes et de légendes. L’artiste y accumule les références tout en mêlant volontiers celles-ci à une approche romantique qui exalte autant qu’elle fustige la nature. La force plastique des œuvres de Kiefer, leur monumentalité et leur matérialité le disputent à leur iconographie, riche de signes et de mots. Sa peinture est toujours travaillée à larges coups de brosse, de collages de matériaux divers et d’inscriptions sentencieuses. S’il s’est imposé sur la scène internationale dès la fin des années 1970 en revisitant toutes les strates de la culture allemande sans rien en renier, Kieffer – qui s’est installé en France dans les années 1990 – s’en est pris aussi au destin et à l’histoire de notre pays, s’intéressant entre autres aux reines de France et aux femmes de la Révolution. Fort d’une érudition qui lui permet d’échapper à toute illustration et d’une vraie passion pour les livres, l’artiste n’a de cesse d’en composer sous forme d’exemplaires colossaux en plomb qui s’ouvrent sur le cosmos, comme en écho à l’admirable vers de Pétrarque qu’il affectionne tant : « Ce désir obstiné, je le dois aux étoiles. » Ce qui fait dire à Éric Mézil, le directeur de la Collection Lambert, qu’il considère l’Allemand comme un « artiste planétaire ».
Conçue en hommage à Paul Celan, poète de langue allemande d’origine juive, et à la poétesse de la passion et de la féminité, Ingeborg Bachmann, l’impressionnante installation que Kiefer avait réalisée pour le Grand Palais en 2007 dans le cadre de « Monumenta » s’offrait ainsi à voir comme un véritable monument contre l’oubli. Anselm Kiefer est coutumier du fait : toute son œuvre est à l’unisson d’un chant universel et mémorable qui s’applique à rappeler à l’homme ses expériences fondatrices. Au-delà, à magnifier la puissance et l’énergie du fait de création. La découverte de ses ateliers en est sans doute l’illustration la plus éclatante. Après ceux de Hornbach, de Buchen et de Höpfingen en Allemagne, son installation à Barjac, dans le Gard, de 1993 à 2007, est à l’image d’une œuvre d’art totale. La cinquantaine de bâtiments qu’il y a créés et le réseau de circulation souterrain qui les relie y configurent comme une ville dans les dédales de laquelle l’artiste nous invite à nous oublier, voire à nous perdre. Il cite alors Novalis et cette dimension du secret chère au poète philosophe. Dominique Baqué qui vient de consacrer une importante monographie à l’artiste [Anselm Kiefer, entre mythe et concept, Éditions du Regard, 2015] dans laquelle elle met notamment l’accent sur son rapport à la photographie, parle d’une impressionnante série d’images d’un chantier à Barjac se présentant comme un work in progress avec variations sur gravats, tôles et grillages : « Une œuvre en train de se faire ou d’être détruite ? s’interroge-t-elle. Peu importe. Cette série, d’une réelle beauté plastique, articule l’un des topoï de la photographie contemporaine, à savoir le chantier, la déconstruction. »
L’alchimie de la création
Installé depuis 2007 à Croissy, près d’un aéroport, le site industriel qu’il occupe s’offre à voir, comme l’écrit encore Dominique Baqué, comme un « atelier-monde par excellence avec ses maisons, ses tours, ses toiles, ses avions écrasés au sol, ses baignoires, ses vitrines, ses robes de plâtre, ses coulures de fils au sol, ses tournesols, ses piles de livres – un monde en microcosme ». Au pays de l’artiste, il n’y a pas de limite puisque « la fin n’est jamais pour Kiefer que le début d’une autre séquence de temps et de vie, jamais une fin en soi, une extinction ». Tout procède en effet chez lui d’une permanente alchimie parce que, comme il le dit lui-même, « dans le processus de l’alchimie, on voit le même système que dans l’art ». Kiefer raconte alors l’histoire de cet alchimiste qui avait été enfermé par le roi de Saxe pour qu’il fasse de l’or et dont les savantes manipulations débouchèrent sur l’invention… de la porcelaine. « Quand on commence un tableau, on a un concept mais on arrive jamais là où on voulait arriver. Il y a toujours un détour qui est mieux. »
Dans cette qualité de réflexion, Anselm Kiefer a intitulé sa leçon inaugurale au Collège de France : « L’art survivra à ses ruines. » Préoccupé par la question de savoir comment, après l’Holocauste, être un artiste qui s’inscrit dans la grande tradition allemande, il tente d’accomplir un travail de mémoire, mais de « mémoire sans souvenir », comme le disait Daniel Arasse. Cabale, germanité, cosmos, l’univers de Kiefer est immense, complexe, forgé de sédimentations et de l’intrication de toutes sortes de références pour configurer l’une des constellations les plus singulières qui soient, invasive et lacunaire à la fois. Posant pour postulat que « toute tentative de définition de l’art se défait au seuil de son énoncé, au même titre que l’art ne cesse d’osciller entre sa perte et sa renaissance », Kiefer se réfère à l’Évangile selon Saint-Jean et affirme que « là où [l’art] se trouve, nous ne pourrons jamais l’atteindre ». Est-ce la raison pour laquelle il le quête à l’aune d’autres disciplines, telles que la littérature, la philosophie, la poésie, l’astrophysique, la théorie de l’évolution, la chimie, etc. ? Aussi rien ne lui sied mieux que la devise du Collège de France – Docet omnia, à savoir « Il enseigne toute chose » ou bien encore « Le savoir en train de se faire » – dont on se rappelle qu’il a été fondé à l’initiative de l’humaniste Guillaume Budé en 1530. Savoir et humanisme, deux composantes essentielles de la démarche esthétique d’Anselm Kiefer.
1945
Naît à Donaueschingen (Allemagne)
1971-1993
Vit et travaille en Allemagne
1993-2007
S’installe en France. Vit et travaille à Barjac (France)
Depuis 2007
Vit et travaille en région parisienne
1999
Reçoit le prix Praemium Imperiale
2007
Monumenta au Grand Palais (Paris)
2015
Après Londres, la rétrospective Kiefer est programmée en décembre au Centre Pompidou, parallèlement à une exposition sur les livres à la Bibliothèque nationale de France
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Anselm Kiefer, L’homme-monde
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Jusqu’au 7 février 2016. Bibliothèque nationale de France. Ouvert du mardi au samedi de 10 h à 19 h et le dimanche de 13 h à 19 h. Tarifs : 9 et 7 €. Commissaire : Marie Minssieux-Chamonard. www.bnf.fr
« Anselm Kiefer »
Du 16 décembre 2015 au 18 avril 2016. Musée national d’art moderne – Centre Georges-Pompidou. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 21 h. Tarifs : 14 et 11 €. Commissaire : Jean-Michel Bouhours. www.centrepompidou.fr
Légende Photo :
Anselm Kiefer, Osiris und Isis, 1985-1987. Huile, acrylique, émulsion, argile, porcelaine, plomb, fil de cuivre et circuit imprimé sur toile. 379,7 x 561,3 x 24,1 cm - San Francisco Museum of Modern Art © Anselm Kiefer, photo Ben Blackwe
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°685 du 1 décembre 2015, avec le titre suivant : Anselm Kiefer, L’homme-monde