PARIS
Elle aurait pu vivre dans une opulence oisive mais la fille de Berthe Morisot et nièce d’Édouard Manet a consacré son existence à entretenir la mémoire des peintres de la famille.
Paris. Elle n’était pas vraiment belle mais elle avait certainement beaucoup de présence et de charme, et surtout, elle était aimée. Julie Manet (1878-1966) a donc souvent posé, et pour les plus grands : sa mère, Berthe Morisot, la première peintre impressionniste, son oncle, Édouard Manet, et l’ami de la famille, Auguste Renoir. C’est cependant une œuvre de son mari qui accueille le public au Musée Marmottan-Monet. Ce tableau daté de 1913 montre Julie en mère, entourée de ses trois garçons. Le peintre, Ernest Rouart, qui avait été l’élève du meilleur ami de son père, Edgar Degas, semble y anticiper les silences de Balthus. Le Musée Marmottan doit aux dons de Denis et Julien Rouart, deux des garçons représentés sur cette toile, de conserver le plus grand fonds Berthe Morisot au monde ainsi qu’une partie de la collection particulière de l’artiste.
Bâtir cette exposition et diriger le catalogue érudit qui l’accompagne était donc une sorte de devoir de mémoire pour la directrice scientifique du musée, Marianne Mathieu. Elle a dépouillé des archives encore inexplorées pour raconter la vie et l’œuvre de Julie Manet et a établi une édition d’Eurêka. Souvenirs & Journal (1894-1901), journal jusqu’alors inédit de Jeannie Gobillard-Valéry, cousine de Julie et future femme de Paul Valéry. Toutes deux se trouvèrent, orphelines, sous la tutelle de Stéphane Mallarmé, qui, avec la complicité de Degas, dénicha pour Julie et Jeannie des fiancés qui leur convenaient. La vie de Julie était ainsi tracée, depuis « l’escadron volant » (selon le mot de Mallarmé) qu’elle formait avec ses cousines Jeannie et Paule Gobillard jusqu’à la vie conjugale et la maternité : une existence très bourgeoise qui aurait été banale si elle n’avait pris place au cœur de la vie artistique, intellectuelle et mondaine de son époque.
Les plus de 130 œuvres, photos et documents présentés montrent l’extraordinaire climat de création dans lequel a baigné la fille unique de Berthe Morisot. La première salle raconte l’enfance entre un père aimant, Eugène Manet, s’occupant beaucoup de sa fille, et une mère qui les prenait pour modèles. Les œuvres de Morisot illuminent cet espace : Eugène Manet et sa fille dans le jardin de Bougival (1881) et Fillette au jersey bleu (1886) appartiennent d’ailleurs au Musée Marmottan. On y trouve aussi Julie Manet ou l’Enfant au chat (1887, [v. ill.]) de Renoir et plusieurs dessins préparatoires à cette œuvre.
Eugène Manet meurt en 1892 et le regard de sa fille se fait plus grave sous le pinceau de Berthe Morisot. Celle-ci s’éteint à son tour en 1895. Toutes les dispositions ont été prises pour que Julie puisse vivre insouciante en pratiquant la peinture sous le regard affectueux de Renoir et de Monet. Mais, consciente qu’elle est la dernière des Manet, elle s’engage dans la protection du droit moral de son oncle, contestant par exemple les retouches apportées par des tiers à Baigneuses en Seine (vers 1874). Son mariage avec Ernest Rouart, en 1900, la fait entrer dans une famille de collectionneurs. Le couple va alors se consacrer à la gestion de cet héritage, à des achats personnels (des Degas, notamment) et au rayonnement des noms d’Édouard Manet et de Berthe Morisot. Tout l’entourage est chargé d’approcher les musées français pour organiser la donation d’œuvres de Berthe. Le frère de Paul Valéry permet ainsi au Musée Fabre de Montpellier de s’enrichir du très beau portrait Jeune Femme devant la fenêtre dit “L’Été” (1879). En 1930, le couple Rouart offre au Louvre La Dame aux éventails (1873) de Manet en mémoire de Berthe Morisot qui l’avait acheté lors de la vente organisée après le décès de son beau-frère. Des œuvres d’autres artistes sont aussi entrées dans les musées français grâce à eux. À l’étage du musée, la fin de l’exposition reflète une sorte de deuil : on comprend ici que, malgré un certain talent, ni Julie Manet ni Ernest Rouart n’ont pu être les peintres qu’ils avaient rêvé de devenir. Mais, au prix de ce renoncement, ils ont réussi à rendre immortels les artistes qu’ils aimaient et admiraient.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°581 du 21 janvier 2022, avec le titre suivant : Julie Manet ou l’histoire de l’art en héritage