Fille de Berthe Morisot et nièce d’Édouard Manet, muse de Renoir pupille de Mallarmé, la « dernière des Manet » va mettre son énergie et sa fortune au service de la gloire des impressionnistes.
Pour l’éternité, elle demeurera cette jeune fille à la longue chevelure cuivrée encadrant un visage songeur. Tantôt coiffée d’un chapeau froufroutant et parée de robes vaporeuses typiques de la Belle Époque, tantôt musardant dans un jardin, ou encore apprenant à dessiner ou à jouer de la musique. Julie Manet (1878-1966) incarne la quintessence de l’enfant impressionniste. Elle l’incarne naturellement, serait-on tenté d’ajouter, car comment aurait-il pu en être autrement pour celle qui fut à la fois fille et nièce d’artistes et élevée par quelques-uns des plus illustres représentants du mouvement ? Fille de Berthe Morisot et d’Eugène Manet, nièce et filleule d’Édouard Manet, Julie devient après la disparition de ses parents la pupille du poète Mallarmé et la protégée de deux amis de la famille : Renoir et Degas. Ce dernier jouera d’ailleurs un rôle fondamental dans sa vie puisqu’il orchestrera sa rencontre avec son futur époux, Ernest Rouart, une rencontre arrangée entre les deux jeunes copistes dans les salles du Louvre… Évidemment !
Avec un tel pedigree, la jeune fille ne pouvait qu’être un des modèles préférés du groupe. Alors qu’elle est encore bébé, son oncle Édouard croque sa bouille potelée dans une petite pochade. Tandis que Renoir la portraiture quelques années plus tard avec tendresse dans L’enfant au chat. Mais l’artiste qui l’a le plus fréquemment représentée est, sans surprise, sa mère. Plus du quart des tableaux réalisés par Berthe Morisot après la naissance de sa fille unique lui sont ainsi consacrés. Il ne s’agit pas uniquement de portraits puisque la fillette devient aussi un motif, une figure dans le paysage et souvent le support à l’expérimentation artistique. Ainsi, elle n’hésite pas à cacher son visage et à la rendre méconnaissable. Julie est de fait absolument omniprésente dans son œuvre, et ce dans une proportion certainement inédite à l’aune de l’histoire de l’art.
« Berthe Morisot avait deux passions : la peinture et Julie, d’où cet aspect totalement fusionnel », explique Marianne Mathieu, directrice du Musée Marmottan Monet et commissaire de l’exposition consacrée à Julie Manet. « Julie est à Berthe ce que les nymphéas sont à Monet : un prétexte à la peinture. Ce n’est pas une mère gaga qui peint son enfant mais une impressionniste qui capte quelque chose de ce qui passe, une attitude, une impression fugitive de l’enfance. » Muse absolue de sa mère, Julie va par la suite endosser un rôle tout aussi déterminant dans la carrière de Berthe, car elle va œuvrer sans relâche à la reconnaissance de son travail. Plus largement encore, Julie va travailler à la patrimonialisation de tous les artistes du cénacle.
L’insouciance de la jeune fille se brise hélas très tôt. La disparition prématurée de son oncle Édouard en 1883 inaugure une série de malheurs. Quelques années plus tard, c’est son père Eugène qui s’éteint, suivi dans la tombe en 1895 par sa mère Berthe. À 16 ans, Julie se retrouve ainsi orpheline. Elle partage ce statut avec ses cousines germaines, Paule et Jeannie, et ce trio va vivre dans une situation pour le moins singulière. Ces trois orphelines, dont deux sont mineures, vont vivre conformément au souhait de Berthe Morisot en toute indépendance dans leur appartement, ou plus exactement au cœur d’un musée à la gloire de Renoir, Monet, Manet et Morisot. « J’aime à contempler toutes ces toiles délicieuses qui me font vivre plus près de ma chère maman », confie-t-elle à son journal. L’art comme consolation donc. Mais aussi comme mission puisqu’elle consacrera pratiquement tout son temps, son énergie et sa fortune, à faire reconnaître ce patrimoine. Outre ces collections mirobolantes, Julie hérite en effet de ses parents et de toutes les branches collatérales une coquette fortune qu’elle va mettre au profit de son devoir de mémoire. Julie écope aussi du triste statut de « dernière des Manet » puisqu’elle est l’unique descendante des deux branches de la famille. Elle sait que le nom de son père va fatalement s’éteindre avec elle, et grandit donc avec cette conscience d’être la gardienne d’une mémoire. Une mémoire à défendre, à faire partager et à faire entrer dans l’histoire puisque, dès sa prime jeunesse, elle est témoin des débats que suscite l’œuvre éminemment controversée de son oncle.
Le trépas d’Édouard Manet a à peine atténué le caractère sulfureux de sa peinture et la vente de son fonds d’atelier, dont ses admirateurs espéraient qu’elle marque sa reconnaissance, tourne au fiasco. À tel point que des proches achètent des tableaux pour aider sa veuve et pérenniser ses œuvres phares. Cet échec commercial incite ses amis à organiser peu après une souscription pour acheter Olympia et l’offrir au Louvre. En 1889, cette initiative se solde par un résultat mitigé car l’œuvre intègre bien les collections nationales, mais les cimaises du Luxembourg et non celles du Louvre. Berthe Morisot, qui a acquis La Dame aux éventails lors de la succession, se promet de la faire entrer au Louvre. « Et cela arrivera, si ce n’est de mon vivant, ce sera de celui de Bibi. » Elle voit juste car c’est Bibi, alias Julie, qui fait entrer cet immense tableau au Louvre en 1930. Le contexte est alors tout autre : à deux ans du centenaire de sa naissance, le peintre est consacré et ses œuvres s’arrachent à prix d’or. Le don de Julie représente alors une véritable fortune. Mais l’héritière n’en a cure puisqu’elle paie une dette qui n’a pas de prix, en honorant la mémoire de son oncle ainsi que le vœu de sa mère.
Ce don vient parachever des années de travail de reconnaissance, mais aussi de défense de ce que l’on ne nomme pas encore le droit moral. Dès sa plus tendre enfance, Julie grandit avec la conscience d’être la gardienne de la mémoire de la famille. Elle est donc outrée quand elle découvre que des œuvres inachevées et grossièrement retouchées sont vendues comme d’authentiques Manet. C’est la stupeur lorsqu’elle tombe sur les Baigneuses en Seine, un tableau dans lequel une jambe a carrément été effacée. Une stupeur d’autant plus grande quand elle comprend que la toile a malgré tout été authentifiée par la veuve du peintre. La jeune fille découvre que cette situation concerne de nombreuses œuvres encore sur le marché et s’oppose à sa tante ; elle envisage même d’intenter des procès à ceux qui les commercialisent.
Elle s’insurge, puis mène son enquête, se renseignant auprès de Renoir et de Jacques-Émile Blanche, l’ancien propriétaire du tableau. Si elle renonce à une démarche judiciaire pour ne pas nuire à sa tante, elle se fait toutefois l’écho de ce fléau. « Il n’est pas acceptable que je laisse ainsi abîmer les œuvres de mon oncle », s’offusque-t-elle. Elle porte ce problème sur le devant de la scène afin de sensibiliser les collectionneurs pour qu’ils fassent dérestaurer ces œuvres. Telle une vigie, Julie porte chevillé au corps son engagement pour la mémoire impressionniste. Avec son mari Ernest, ils agiront sur tous les fronts, se comportant même tels des « shadow curators ».
Au cours des années 1930, le couple est à la manœuvre, dans la plus grande discrétion, pour célébrer les centenaires des peintres impressionnistes à travers des expositions monographiques retentissantes. Manet d’abord, puis Degas et enfin Berthe Morisot. Dans cette entreprise, le couple dispose d’un atout de taille : sa proximité avec Paul Jamot. Le conservateur honoraire du Louvre, grand décisionnaire au moment de ces expositions commémoratives, est en effet intimement lié au couple. Lié par l’amour de l’art certes, mais aussi par une foi inébranlable. Tous trois sont en effet des moines laïques appartenant au Tiers-Ordre dominicain, ordre qu’Ernest a grandement participé à restaurer au lendemain de la loi de 1905. Cette foi ardente est sans doute une des clés pour comprendre le désir d’humilité, de réserve et de charité absolue qui définissent la vie de Julie et son souhait de se mettre en retrait pour œuvrer à la reconnaissance des autres.
Véritable gardienne du temple, Julie n’aura de cesse de se battre pour faire vivre et connaître son héritage, à commencer par l’œuvre de sa mère. Parce que si son oncle est controversé, il n’en est pas moins célèbre ; l’œuvre de sa mère, en revanche, est encore totalement confidentielle car reconnue uniquement par ses collègues impressionnistes. Le mantra de Julie se devine dans les pages noircies de son journal : « Je suis orpheline, seule pour rappeler la vie de Papa et Maman. » Elle en fait un sacerdoce, se dédiant corps et âme à la promotion de sa mère.
Au décès de Berthe, son œuvre n’est connue que d’un cercle très restreint d’artistes. L’inventaire dressé à sa disparition atteste de cette situation : il se résume à dix lignes de description de ses œuvres et est estimé à une valeur de 360 francs ! Tout reste donc à faire, à commencer par diffuser cette œuvre méconnue, c’est-à-dire la vendre et la faire entrer au musée. Un déchirement pour la jeune fille, qui doit se séparer de ces œuvres qui constituent les rares vestiges matériels qui la relient encore à ceux qui sont partis. Cependant, cette séparation est vitale pour faire connaître le travail de sa mère, une nécessité d’ailleurs si impérieuse que ses tuteurs décident que Julie sera émancipée puisque sa condition de mineure lui interdit de vendre les œuvres dont elle a hérité. Tout au long de sa vie, elle réorganise donc ce corpus : vendant des œuvres, en donnant aussi énormément, allant même parfois jusqu’à racheter des tableaux pour en faire don. À l’instar du Berceau, qui constitue sans doute son œuvre la plus célèbre. « Berthe Morisot n’est entrée dans l’histoire en tant que peintre que grâce à l’intervention et à l’abnégation de Julie », observe Marianne Mathieu. « Car les grands chefs-d’œuvre de Berthe Morisot, qui sont aujourd’hui dans des collections publiques françaises ont tous été donnés par Julie, au terme d’une véritable stratégie de bataille. »
L’héritière suscite également des études, des publications, des expositions. Durant la Grande Guerre, elle pose les jalons du catalogue raisonné de l’œuvre de sa mère ; un projet qui ne se concrétisera qu’en 1961, soit quelques années avant son propre trépas. Symbole du passage de flambeau, c’est son fils Denis Rouart qui préface l’ouvrage tant attendu. Fille et nièce d’artistes, possédant elle-même un joli coup de pinceau, Julie n’a étrangement pas souhaité initier ses fils à l’art de peindre. Elle leur a en revanche transmis la passion de la mémoire et de l’histoire car son fils perpétua cette lignée en devenant conservateur de musée.
L’exposition "Julie Manet ,la mémoire impressionniste"
C’est une exposition que l’on n’aurait pu imaginer ailleurs qu’au Musée Marmottan Monet. Julie Manet et l’institution sont en effet étroitement liées, car le musée est légataire de Julie par l’intermédiaire d’une partie de ses enfants, de sorte qu’il abrite aujourd’hui le fonds le plus important d’œuvres de Berthe Morisot. Il revenait donc logiquement à cette maison de rendre enfin hommage à cette immense donatrice des musées français. Plus d’une centaine de peintures, sculptures, pastels, aquarelles, gravures et documents, pour certains encore en mains privées et inédits, retracent sa trajectoire hors norme. Son statut de modèle par excellence de l’enfant impressionniste est évoqué par des œuvres signées Renoir et Morisot, tandis que les chefs-d’œuvre de sa mère rappellent son destin de passeuse de mémoire. Son activité méconnue de peintre se dévoile également à travers une série de toiles. Le parcours redonne par ailleurs vie à la collection constituée avec son époux Ernest Rouart.
Isabelle Manca-K.
« Julie Manet, la mémoire impressionniste »,
jusqu’au 20 mars 2022. Musée Marmottan Monet, 2, rue Louis-Boilly, Paris-16e. Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h, le jeudi jusqu’à 21 h. Tarifs de 8,5 à 12 €. Commissaire : Marianne Mathieu. www.marmottan.fr
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Julie Manet, l’impressionnisme en héritage
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°750 du 1 janvier 2022, avec le titre suivant : Julie Manet, l’impressionnisme en héritage