PARIS
Venu de l’abstraction géométrique, l’artiste, exposé au Musée d’art moderne de Paris, devient figuratif au début de la guerre. Puis son art décline, malgré les plaidoyers publiés en sa faveur dans le catalogue.
Paris. La rétrospective du Musée d’art moderne de Paris s’ouvre sur un tableau intrigant. Une figure humaine anonyme aux yeux cachés par le bord d’un chapeau, un mannequin aux formes géométrisées, proches de celles d’un robot. Réalisée en 1943, l’œuvre porte le titre Défense d’. Tourner en dérision toute interdiction autoritaire résume bien le trajet à rebours de Jean Hélion (1904-1987).
À Rebours (1947, coll. Musée national d’art moderne) justement, ce tableau qui a fait scandale, ce triptyque déguisé devenu l’emblème de l’œuvre de l’artiste. La toile présente sur sa gauche une composition abstraite posée sur un chevalet situé derrière une vitrine, à droite une figure féminine allongée, stylisée à l’extrême, dont le corps glisse vers le spectateur. Au centre, monumental et figé, le peintre nous fixe. Hélion semble ignorer la marche à suivre indiquée par l’histoire de l’art ou, pire encore, il s’engage, en toute connaissance de cause, à contresens.
Débutant par des toiles figuratives de facture empâtée, il est initié au cubisme par Joaquín Torres García. Puis, en 1930, sous l’influence des pionniers du néoplasticisme (Mondrian), il lance avec Théo Van Doesburg la revue Art concret, avant de cofonder le groupe Abstraction-Création (1932).
Hélion devient ainsi le représentant d’une génération de jeunes artistes qui prennent le relais de l’abstraction, qu’ils considèrent comme l’expression la plus avancée de la modernité – et qui représente le mieux la vision utopique d’une société égalitaire. Pour Hélion, l’autonomie plastique absolue implique qu’un carré, un cercle ou une couleur soient des éléments concrets de la peinture. La série des « Équilibres », réalisée en 1933-1934 et constituée à partir de formes plates posées sur un fond blanc, est un exemple parfait de cette démarche. Malicieusement, c’est une de ces œuvres qu’il place dans la partie gauche d’À Rebours.
Puis, les aplats colorés se transforment en volumes géométriques, lesquels, à leur tour, sont « recyclés » en figuration qui garde un vocabulaire simplifié et puissant. Dès lors, Hélion entreprend de restituer le réel, mais un réel qui ne relève directement « ni d’une observation, ni d’une expérience du monde » (Francis Ponge). L’univers du peintre est désormais envahi par des personnages à l’ordonnancement géométrique, déambulant comme des automates, participant à leur insu à la chorégraphie d’un ballet absurde. Ces hommes et ces femmes, qui entretiennent des rapports de contiguïté plus que de proximité, restent étrangers les uns aux autres. Absents, dépourvus d’affect, ils sont comme perdus dans des lieux d’une extrême banalité (une rue, un marché, une boucherie…). L’étrangeté du spectacle, l’arrêt sur image, les effets de distanciation – le spectateur semble être séparé de l’espace urbain par une vitre qui en étouffe les rumeurs –, suggèrent que le véritable enjeu se trouve ailleurs. Les éléments de la composition sont des protagonistes à part entière, dans ces toiles qui frappent par leur structure souvent incongrue, proche du surréalisme. Ils prennent l’allure d’un décor théâtral où l’être humain, mais aussi les objets-accessoires (citrouilles, parapluies et autres chapeaux mous), deviennent les simples points de repère d’une organisation spatiale méthodique, des « actants » plastiques. Le silence, le temps suspendu, l’immobilisation des personnages en pleine gesticulation, tout cela rappelle le moment précédant une représentation.
À partir des années 1960, si les dessins restent de grande qualité, l’œuvre peint perd de sa puissance. Bavarde, la peinture substitue le désordre à la complexité. Mais déjà en 1951, les « Chrysanthèmes » ou les « Anémones » annonçaient un retour à une figuration qui a perdu toute originalité. De même, les nus féminins, tel le Nu accoudé de 1948, sont franchement insipides. Néanmoins, de temps à autre, une œuvre exceptionnelle surgit – voir le très impressionnant Grand Barbant (1957).
Face à ce changement, la lecture du catalogue laisse une étrange impression. Plusieurs de ses auteurs semblent avoir choisi de revêtir le rôle de défenseur de l’ensemble de l’œuvre de l’artiste. On pourrait éventuellement admettre l’idée d’Emmanuel Pernoud, qui, en rendant ses titres de noblesse à l’expression « peintre du dimanche », insiste sur la liberté d’Hélion et sa fascination pour des thèmes populaires. De son côté, Éric de Chassey fait une fine description iconographique de cette énorme « machine », Choses vues en mai (1969, coll. Musée national d’art moderne), en la mettant en regard des idées politiques d’Hélion. Est-ce un hasard s’il ne dit pratiquement rien sur la composition plutôt maladroite de cette version de l’Allégorie réelle de Courbet ? Impossible de mentionner toutes les tentatives de sauver le soldat Hélion. Citons seulement cette remarque de Fabrice Hergott, directeur du musée : « Il en va de même pour les pissotières ou pour les amoureux qui s’embrassent en pleine rue ou sur une pelouse. Ce sont autant de figures et de formes profanes où se joue quelque chose de sacré. » Hélion entre le profane et le sacré ? Il est quoi qu’il en soit un grand artiste et il était temps de montrer l’ensemble de son œuvre. Une œuvre suffisamment puissante pour supporter un regard critique.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°631 du 12 avril 2024, avec le titre suivant : Jean Hélion à contre-courant