Alors qu’il s’était imposé comme un pionnier de l’abstraction géométrique, Jean Hélion passe, en 1939, à la figuration. Un parcours atypique, courageux et original, que retrace le Centre Pompidou.
Il y a bien un cas Hélion, aussi étrange, déroutant que les personnages peints à la fin de sa vie, vêtus d’un imperméable gris et d’un chapeau feutre, d’apparence si banale et pourtant si énigmatique. Voilà un artiste qui, à vingt-cinq ans, s’impose comme un pionnier de l’abstraction géométrique, à la pointe de l’avant-garde, qui dans les années 1930 devient une sorte d’agent de liaison ou plutôt de commissaire de l’art construit, alors rival du surréalisme. Il visite l’URSS, voyage en Angleterre, séjourne aux États-Unis, à une époque où les artistes français ne se risquaient guère hors des frontières et, excepté Duchamp, ne franchissaient pas l’Atlantique. Hélion noue des contacts, rencontre tout le monde : Mondrian, Miró, Calder, Moore, Ben Nicholson, Arp, Tanguy, Moholy-Nagy, Masson… À Londres il est adoubé par Herbert Read, à New York par Meyer Schapiro. Il fréquente Peggy Guggenheim dont il épouse sa fille Pegeen. Ce jeune artiste intelligent, cultivé, ambitieux, habile, s’exprimant avec aisance et clarté, théoricien, écrivant bien, avait toutes les qualités requises, rarement réunies chez un peintre, pour devenir le chef de file de l’abstraction.
Las, il tourna casaque. Son passage à la figuration à partir de 1939 apparaît davantage qu’une rupture : une trahison. Hélion l’apostat ! Il ne se contente pas de tempérer un art construit à la façon de nombreux cubistes après la Première Guerre mondiale, non, lui revient à une figuration provocatrice, d’apparence simpliste et triviale, au moment où précisément l’abstraction triomphe dans sa version lyrique et expressionniste, symbole d’une liberté reconquise après le cauchemar de la guerre.
À rebours (ill. 5), titre d’un de ses tableaux de 1947, exprime de manière elliptique et humoristique, à la Hélion, cette démarche. Il le paya cher : le rejet, l’isolement, l’oubli. Durant sa longue traversée du désert, Hélion n’a plus de marchand, les artistes lui tournent le dos. C’est auprès des poètes, Raymond Queneau, Francis Ponge, dont il est esthétiquement si proche par la concision et l’apparente simplicité, Yves Bonnefoy, Alain Jouffroy, qu’il trouve soutien et réconfort. Parmi les artistes, seuls Giacometti et Balthus soutiendront sa démarche. Hélion dut attendre les années 1970 pour trouver avec Flincker une galerie qui suive et défende son œuvre, donnant ainsi une nouvelle impulsion à sa création. Au même moment de jeunes artistes tels Gilles Aillaud, Arroyo, découvrent sa peinture avec un regard neuf, y trouvent une source d’inspiration.
Dans le mouvement Abstraction-Création
Jean Hélion naît en 1904 à Couterne, petite ville de Normandie où il passera son enfance dans un milieu modeste : son père est chauffeur de taxi, sa mère couturière. Après un bref apprentissage professionnel dans une école de chimie, il travaille comme dessinateur dans un cabinet d’architecte. Un peintre belge, Luc Lafnet, l’introduit à la peinture. Il exposera quelques toiles conventionnelles à la foire aux croûtes à Montmartre.
La rencontre fortuite de Torres-Garcia en 1926 va brusquement projeter le jeune autodidacte dans la peinture abstraite et l’immerger dans les cénacles d’avant-garde. Il découvre Miró chez Pierre Loeb et surtout rencontre Van Doesburg dont il va aussitôt subir l’ascendant. Le formalisme rigoureux, les théories dogmatiques de l’artiste hollandais, rival de Mondrian, fascinent le jeune Hélion qui découvre l’art moderne en même temps que la peinture. En 1930 tous deux fondent avec le Suédois Otto Carlsund et l’Arménien Tutundjian le groupe Art concret, dont la revue du même nom ne sera éditée qu’à un seul numéro. L’année suivante, après la mort de Van Doesburg, Hélion rejoindra le mouvement Abstraction-Création qui, autour du critique Michel Seuphor, se propose de réunir tous les protagonistes de l’abstraction, quelles que soient les différences et les inclinations : Mondrian, Arp, Kupka, Herbin, Delaunay, Gleizes, Gorin, Valmier, Vantongerloo. Hélion incarne le pôle radical de l’art concret : il rêve d’instaurer et de propager un art « mathématique » international, une sorte d’espéranto pictural, fondé sur la rigueur et le dépouillement, à partir de formes et de couleurs élémentaires. Toutefois ses voyages, ses très nombreuses rencontres, tant avec des artistes que des critiques, vont élargir sa vision de l’art, assouplir ses positions. En 1932 il épouse une Américaine, Jean Blair, et séjourne de plus en plus fréquemment aux États-Unis. S’il est fasciné par la verticalité de New York, son regard posé sur la modernité devient plus nuancé, plus complexe.
En 1935-1936, son abstraction prend un tour biomorphique. Il renonce aux formes géométriques simples, aux couleurs pures, introduit volume, dynamisme et humour dans ses compositions intitulées Figures.
À partir de 1939, Hélion va évoluer à contre-courant. Lorsque la guerre éclate, il quitte les États-Unis pour s’engager volontairement dans l’armée française. Fait prisonnier en 1940, il est interné à Stettin. En 1942, à la suite d’une évasion rocambolesque, il retourne à Paris puis parvient à travers l’Espagne et le Portugal à gagner New York où il retrouve tous les artistes émigrés d’avant-garde. En 1944, il épouse Pegeen Guggenheim, en 1946 il décide de revenir à Paris, tournant définitivement le dos à l’Amérique et à l’abstraction. Il s’installe dans un atelier en face du jardin du Luxembourg qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort en 1987.
Alors que des artistes figuratifs et engagés comme Fautrier ou Tal Coat vont passer, après guerre, avec armes et bagages à l’informel, Hélion accomplit le chemin inverse. Pourtant sa veine figurative ne s’inscrit pas dans la tradition, elle ne doit rien à l’expressionnisme, non plus au cubisme. Si elle s’apparente quelque temps à la peinture de Léger, par la simplification des formes et l’usage d’un vocabulaire restreint, elle a un caractère incongru, burlesque, poétique qui l’éloigne de la vie moderne et de la mécanique. Alors que Léger réduit l’objet ou la figure au signe, chez Hélion l’objet (parapluie, courge, escabeau), fût-il simplifié, conserve sa matérialité, sa qualité, sa saveur. Il demeure donc un objet de curiosité et non un simple accessoire. Ses formes simplifiées ont un caractère primesautier, affichent une ingénuité presque enfantine qui rappelle les enseignes ou les réclames de l’époque. Comme au même moment chez un Renoir, un Cartier-Bresson ou un Doisneau, on trouve chez lui cette joyeuse euphorie sortie du théâtre de la rue. Cette peinture volontairement prosaïque, qui joue de la banalité (ill. 6 et 7), prend à contre-pied l’abstraction lyrique, alors dominante, déclamatoire, incantatoire, éloignée du quotidien. En fait Hélion est à la recherche d’un art populaire, proche de la réalité, qui exprime la verve, la gouaille des gens simples. Il y a chez lui cette volonté de sauver la saveur locale, le génie du lieu, dans une société en pleine mutation, qui s’industrialise à toute vitesse, perdant sa mémoire et ses traditions.
Un peintre intellectuel
Toutefois chez Hélion le motif populaire, truculent, est filtré par l’intellect. L’objet ou le personnage pittoresque est détouré, détourné, comme vidé de sa substance, converti en pur artifice. Alors que chez les surréalistes l’objet insolite, tel le mannequin, devient support du rêve, du fantasme, du délire, chez Hélion il conserve sa valeur objectale, mais extrait de son contexte, juxtaposé, il prend une dimension énigmatique, dérisoire, cocasse. Pourtant la drôlerie, l’humour pince-sans-rire du peintre se situe aux antipodes de celui d’un Magritte. Pas de charade visuelle immédiatement accessible, immédiatement déchiffrable, mais une ironie douce-amère, empreinte de nostalgie et dépourvue de tout effet lyrique, où l’artiste s’implique et se distancie à la fois.
En fait, Hélion a toujours été un « peintre intellectuel », qu’il ait été à l’avant-centre de l’abstraction ou un ailier de la figuration. Il se réclame de Poussin, de Philippe de Champaigne, de Seurat, de Cézanne, de Léger, d’une peinture construite, qui tient le spectateur à distance. Chacun de ses tableaux est un morceau d’éloquence où les figures de rhétorique sont savamment agencées de façon à surprendre et à ménager ses effets. Ainsi les « boutiques », peintes à la fin des années 1970, où les objets qui lui sont familiers (chapeaux, trombones, citrouilles, ill. 8) sont disposés sur des étagères dont la composition orthogonale et la rythmique renvoient aux toiles de Mondrian.
Hélion, peintre singulier, marginalisé, a constitué comme un défi à ce préjugé tenace qui, quoi qu’on en dise, persiste dans les esprits : l’opposition irréductible entre abstraction et figuration.
Hélion est revenu à la figuration sans jamais renier ou dénigrer sa période abstraite. Il n’a jamais cherché une synthèse, plus ou moins bâtarde, plus ou moins opportuniste entre figuration et abstraction à la manière d’un Nicolas de Staël. Non, il s’est servi de son expérience passée : rigueur de la composition, réduction des formes et des couleurs pour donner un nouveau souffle à la figuration, loin de toute subjectivité, sentimentalité, « sucrerie ». Il a cherché à élaborer une peinture figurative qui coïncide avec l’esprit de la seconde moitié du xxe siècle. Il a cherché sa voie avec pragmatisme, avec modestie, à tâtons, avec des réussites et des ratés. Le courage et l’originalité de son entreprise méritent d’être salués.
« Jean Hélion » du 8 décembre au 7 mars 2005, tous les jours sauf le mardi de 11 h à 21 h, le jeudi jusqu’à 23 h. Tarifs : 9, 7 euros. PARIS, Centre Pompidou, IVe, tél. 01 44 78 12 33.
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Jean Hélion, à rebours de l’abstraction
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°564 du 1 décembre 2004, avec le titre suivant : Jean Hélion