Haute en couleur, l’exposition « Ingres et les modernes » au musée Ingres de Montauban interroge la postérité de l’hôte des lieux. Un arbre généalogique dont les ramifications, qui vont de Picasso à Mapplethorpe, indiquent l’enracinement du maître durant tout le XXe siècle.
Montauban peut se targuer d’être la patrie de deux artistes majeurs : Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867) et Antoine Bourdelle (1861-1929). En 1908, le second représente son aîné avec un étonnant buste sur piédouche. Le poitrail nu, les sourcils froncés et la bouche tombante, le peintre tient du vieillard fragile et du patricien antique. Malmenée, l’effigie dressée par Bourdelle n’en demeure pas moins solennelle. S’agit-il d’un portrait irrévérencieux ou d’un hommage rendu à un illustre concitoyen ? L’ambivalence de l’œuvre résume à elle seule le regard dual qui sera bientôt porté sur Ingres : déférent et subversif.
Pour analyser la postérité de l’artiste, le musée Ingres de Montauban a déployé les grands moyens. Les quelque deux cents œuvres issues de cent quinze collections publiques ou privées scandent un parcours remarquable après qu’il fut remarqué lors de sa présentation au Musée national des beaux-arts du Québec. Gravures, peintures, sculptures, photographies, collages ou vidéos viennent attester le « cannibalisme » dont Ingres fut la proie récurrente. Or, quand on sait que le maître vampirisa lui-même ses prestigieux aînés, ce cannibalisme a tôt fait de se transformer en un jeu passionnant de poupées russes, fait de mises en abyme et de citations par ricochet. Retour sur une magistrale leçon d’ingrisme et de post-ingrisme.
Portraits et défigurations
Ingres n’est pas un contemplatif. Il n’est pas du genre à s’abîmer dans une rêverie solitaire face à l’océan, à méditer sur l’alternance mélancolique des saisons. Il n’est pas du genre à décortiquer l’inanimé ou à fixer l’immobilité du monde. Et, précisément, les « genres » que constituent le paysage et la nature morte lui sont parfaitement étrangers. Ingres préfère la nature humaine, ses regards fixes et ses chairs languides, ses silences éloquents et ses gestes immémoriaux.
Ainsi, Mademoiselle Rivière (1805) semble indifférente au spectacle bucolique qu’elle surplombe de sa blancheur immaculée. Son regard est pour le spectateur, pas pour ce clocher anonyme perdu dans le lointain. C’est elle, et non la lumière du ciel, qui éblouit. De la sorte, Larry Rivers résume ce même paysage à de violents empâtements dignes d’un Nicolas de Staël (I like Ingres, Too, a copy, 1962) quand Fernando Botero décide purement et simplement de le supprimer (Mademoiselle Rivière II, d’après Ingres, 1979).
Ingres, c’est avant tout cela : des modèles consentants et des poses apprêtées, des tissus chatoyants et des reflets moirés, des bijoux ostensibles et des chairs devinées. Pleine de fraîcheur et de grâce, La Belle Zélie (1806) devient, sous le pinceau de Picabia, une gitane étrange et vénéneuse (Espagnole, 1902) avant que les cercles concentriques de Pol Bury ne fassent imploser ce sublime archétype de l’ingrisme (Mélangeur de la Belle Zélie, 1992).
Sur le versant masculin, Monsieur Bertin (1832) subit des altérations similaires, depuis le portrait d’Ernest Renan par Léon Bonnat (1892) jusqu’à son interprétation enfantine par Gaël Davrinche (Monsieur Bertin, 2005) en passant par le détournement outrancier de Roman Cieslewicz (Gâteux aux bas Dim, 1976). Du portrait discipliné jusqu’à son inexorable défiguration, en somme.
Hommages et déstructurations
Devenus pour la plupart des images d’Épinal, les nus réalisés par Ingres ont moins fasciné par leur sensualité relativement chaste que par les innovations formelles qui les sous-tendent. Chez le maître, les chairs nacrées des femmes (La Source, 1856, voir p. 46) et les corps athlétiques des hommes (Torse d’homme, vers 1797-1798, voir p. 44) sont autant de prétextes pour parvenir à une simplification linéaire et à une synthèse des volumes.
Représentées dans l’exposition montalbanaise par de délicieux avatars, La Baigneuse Valpinçon (1808, voir p. 42) et La Grande Odalisque (1814) sont parmi les plus agressées des toiles d’Ingres. La copie presque photographique de la seconde par Jules Flandrin (1903) peine à dissimuler les décompositions à venir, comme ce troublant puzzle de Gérard Collin-Thiébaut (Transcription, 2008).
De même, le célèbre Violon d’Ingres (1924) de Man Ray respecte encore la norme ingresque alors que Joël-Peter Witkin en lacère la nudité maniériste (Woman once a Bird, Los Angeles, 1990).
Si La Source (1856) et Le Bain turc (1862) subissent des déformations identiques, la peinture d’histoire fournit également des exemples significatifs de cette anthropophagie féroce. Ainsi, la toile Œdipe et le Sphinx (1808-1825, voir page ci-contre), exceptionnellement prêtée par le Louvre, voit rapidement sa dimension mythologique évacuée au profit d’expérimentations singulières. Francis Bacon et Vik Muniz ont beau garder du chef-d’œuvre d’Ingres le titre allégorique, la composition cruelle du premier (1983) et le pêle-mêle illusionniste du second (2006) ne trompent pas sur leurs intentions subversives.
Mais qui dit subversion ne dit pas irrespect ou incompréhension. Lorsque Erró juxtapose l’habitacle d’une automobile décapotée avec un arrière-plan onirique (Espace, 1984), il n’en demeure pas moins fidèle à la structure hallucinée voulue par Ingres dans le Songe d’Ossian (1813-1815). De son côté, Jacques Brissot exécute en 1979 un savant tour de passe-passe : il réussit à substituer aux figures de Roger et Angélique (1844) un motard fougueux et une femme lascive tout en maintenant la tension linéaire et les contrastes chromatiques du tableau. Preuve, s’il en est, que les profanateurs apparents de l’ingrisme sont aussi de formidables regardeurs…
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Ingres - L'ogre dévoré par ses pairs
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°616 du 1 septembre 2009, avec le titre suivant : Ingres - L'ogre dévoré par ses pairs