Portraitiste hors pair, obsédé par les tissus satinés et les parures diamantaires, Ingres est avant tout un amateur de chairs et un amoureux des carnations. Décryptage de ce festin nu.
Ingres aime la peau. Qu’elle vibre sous un clair-obscur ou qu’elle soit blanche comme la lune, la peau l’obsède. Elle dit les frissons et les pudeurs, les envies et les réticences. Écorce inviolable ou pulpe charnue, elle enveloppe les sentiments et les émotions d’un voile secret. Michel Laclotte a raison de voir dans les nus exécutés par Ingres un « érotisme saugrenu » tant ils semblent tout à la fois s’abandonner à des plaisirs défendus et se refuser à la contemplation.
Nul hasard à ce que les artistes aient transgressé ces nus pour les déformer puis les réinventer. Car comment, sinon en l’écorchant délibérément, digérer l’héritage d’Ingres sans se faire dévorer en retour ? Quelle facette conserver de cet artiste prismatique ? Quel visage retenir de celui qui fut, selon les mots de Théophile Sylvestre, un « peintre chinois égaré en plein dix-neuvième siècle dans les ruines d’Athènes » ?
Car Ingres n’est pas à l’image de son dessin, linéaire. Il aime à louvoyer entre les esthétiques, à jouer avec ce que Baudelaire nomme le « bizarre ». Ses nus, qui oscillent en permanence entre une proximité sensuelle et une distance énigmatique, confirment que deux images peuvent cohabiter invariablement chez le maître de Montauban. D’un côté, celle du peintre académique, familier de la Ville éternelle pour avoir été grand prix de Rome en 1801 et directeur de l’Académie de France de 1835 à 1841. De l’autre, celle du plasticien audacieux, capable de régénérer les coloris ou d’ajouter trois vertèbres supplémentaires à sa Grande Odalisque (1814). Tantôt lyrique, tantôt glacial, parfois étrange, souvent génial, le nu ingresque déroute et fascine. Impénétrable, il est à la mesure d’un peintre qui fut, si l’on se fie à Marc Chagall, « secret, antinaturel et anormal ».
Les canons de la nudité
Les académies masculines réalisées par Ingres composent un ensemble aussi cohérent que spécifique. Irradiés par une lumière franche, ces corps athlétiques tranchent sur le fond monochrome qui leur sert provisoirement de décor. Disposé minutieusement, un drapé vient sans cesse trahir le double objectif de ces exercices académiques : scruter les effets lumineux et restituer la véracité anatomique (Académie d’homme, 1799).
Ces nus statuaires, puisqu’ils naissent d’une exploration méticuleuse du corps humain, donnent lieu à des investigations spécifiques. En conséquence, de nombreux photographes, tels les Américains Herb Ritts (Male nude, frontal, 1984-1988, voir p. 47) et Robert Mapplethorpe (Donald Cann, 1982, ci-dessous), explorent la plasticité presque abstraite de ces corps musculeux.
Cette esthétisation de la virilité, volontiers homosexuelle comme chez Patrick Raynaud (Gais chefs-d’œuvre, 1972), est concurrencée par des œuvres résolument séditieuses. Ainsi le Narcissus (1987) de Calum Colvin, né de la surimpression d’un intérieur kitsch avec le somptueux Torse d’homme, ou encore le Triptychos Post Historicus (2008) de Braco Dimitrijevic qui s’amuse à perturber la lecture du même prototype ingresque.
Le nu dans tous ses états
Chez Ingres, le nu est bien plus qu’un simple genre, c’est une religion. Et comme toutes les religions, le nu a rapidement des thuriféraires et des contempteurs, des iconolâtres et des iconoclastes. La seule fortune de la Baigneuse Valpinçon (1808) aide à appréhender les différences de confession. Si Edgar Degas et Charles Camoin étudient pieusement le modèle ingresque, Ghérasim Luca le morcelle en usant d’effets de zoom et de répétition (Cubomanie de la Baigneuse Valpinçon, 1960). Tout aussi sacrilège, Hans-Peter Feldmann inverse la position d’une baigneuse qu’il se propose de colori(s)er audacieusement (Coloriage, 1977-2008).
Véritables icônes de l’art occidental, les nus peints par Ingres hantent l’imaginaire collectif. Leur réemploi à d’autres fins permet de dire beaucoup avec peu de moyens. Nul besoin d’expliciter l’origine de la citation lorsque l’on se réfère à ces derniers : qui n’a pas en tête ces scènes voluptueuses de bain ou ces chairs laiteuses et opalescentes ? Bien que la Baigneuse à la campagne (1945) de Giorgio De Chirico peuple un paysage incertain, sa dette envers La Grande Odalisque (1814) est évidente. De même, la pose empruntée par l’athlète noir dans la peinture de Rima Jabbur (Untitled, 1999) ne laisse guère de doute quant à l’influence souveraine de la toile du Louvre.
Déshabiller la modernité
Figure paradigmatique de la nudité, La Grande Odalisque est exploitée à l’envi. Robert Rauschenberg la noie dans un déconcertant musée imaginaire (Centennial Certificate M.M.A., 1969), Ruytchi Souzouki radiographie son squelette (Anatomie et la Beauté, 1967). Ainsi déclinées, ces variations infinies eussent pu devenir redondantes si elles n’avaient témoigné d’une connaissance approfondie de la peinture d’Ingres.
Les interprètes de l’évangile ingresque sont souvent de grands experts de l’œuvre du maître. La Source (1856) d’Alexandre Falguière, L’Odalisque d’après Ingres (1964) de Lourdes Castro et l’Étude turque (2006, voir p. 43) de Martial Raysse révèlent ainsi une extraordinaire alchimie au terme de laquelle le bronze, l’acrylique ou la détrempe ont conservé l’essence du modèle original. Jamais serviles ou obséquieuses, ces métamorphoses naissent d’une remarquable compréhension de la modernité des nus du Montalbanais. Respectueuses de sa création, elles semblent se souvenir jusqu’aux propos d’Ingres lui-même : « Certes, j’admire les maîtres, je m’incline devant eux. Mais je ne les copie pas. J’ai sucé leur lait, je m’en suis nourri, j’ai tâché de m’approprier leurs sublimes qualités, mais je n’en fais pas des pastiches. »
Quand l’ogre Picasso se met à table, rien ne lui résiste. Son assimilation du passé a des allures d’orgie. Tout y passe, des sculptures antiques aux peintures espagnoles, des statuettes primitives aux toiles de Renoir. Picasso ne se contente pas de regarder ses aînés, il les étudie avec une ferveur cannibalesque. Sans cesse, il les dévore des yeux et du pinceau. Sa création est un festin permanent dont on aura tôt fait de repérer le plat de résistance préféré : Ingres.
Clin d’œil au Bain turc
Les variations que réalise Picasso autour du Bain turc (1862) comptent parmi les plus éloquentes de sa digestion de son aîné. Le chef-d’œuvre d’un artiste alors âgé de 82 ans offre au jeune Catalan des solutions décisives, tant d’un point de vue formel que thématique. En dépit de la déflagration anatomique subie par les nus féminins, Les Demoiselles d’Avignon (1907) se souviennent sans conteste des couleurs et de la composition du tondo ingresque. Devenu à son tour octogénaire, Picasso n’en oublie pas pour autant la peinture : son Clin d’œil au Bain turc (1968), s’il tient plus du lupanar que du harem, montre combien l’Espagnol peut encore recréer l’œuvre d’Ingres les yeux fermés.
La période dite… « Ingresque »
Cette phagocytose est parfois plus insidieuse, mais non moins passionnante. En témoignent les somptueux portraits de Max Jacob (1915) et Marie-Thérèse Walter (1937) qui s’emparent presque inconsciemment des modèles ingresques, respectivement Monsieur Bertin (1832) et Madame Gonse (1852). Du reste, l’ogre Picasso a tellement dévoré la création d’Ingres qu’il paraît lui-même dépassé par la nature de ses emprunts. Son incorporation est telle qu’il en vient à s’identifier et à se superposer malgré lui à son aîné. En 1915, Picasso semble avoir définitivement renoncé à ses « périodes », qu’elles soient « bleue », « rose » ou « cubiste ». Mais c’est alors que s’en ouvre une autre, tout aussi merveilleuse : la période « ingresque ». Et l’ogre de se remettre à table, encore…
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Le corps-à-corps
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Abonnez-vous dès 1 €Infos pratiques. « Ingres et les modernes » jusqu’au 4 octobre. Musée Ingres, Montauban (82). Tous les jours de 10 h à 18 h. Tarifs : 7 et 3,50 euros. www.montauban.com
Les modernes « tagguent » Montauban. En parallèle de l’exposition, des artistes du street art investissent les murs de Montauban. Invader, par exemple, se réapproprie La Source et la transforme en version pixélisée à l’aide de petits carreaux de verre noirs et blancs. Miss.Tic a, quant à elle, créé un pochoir inspiré de l’Odalisque à l’esclave en y inscrivant la mention « Libertine sans liberté ». Enfin l’affiche des Guerrilla girls « Est-ce que les femmes doivent être nues pour rentrer au Metropolitan Museum ? », qui « coiffe » le corps de La Grande Odalisque d’une tête de gorille, a été placardée sur les flancs des autobus durant tout l’été.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°616 du 1 septembre 2009, avec le titre suivant : Le corps-à-corps