Musique

Mâkhi Xenakis

Iannis Xenakis dessinait véritablement sa musique

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 28 mars 2022 - 1958 mots

Mâkhi Xenakis est artiste, dessinatrice et sculptrice. Autrice d’une biographie sur son père, le compositeur Iannis Xenakis (1922-2001), elle est l’une des deux commissaires de l’exposition consacrée, à la Cité de la musique, à l’inventeur des Polytopes.

Iannis Xenakis arrive en France le 11 novembre 1947, juste après avoir obtenu son diplôme d’ingénieur en Grèce, ce qui lui permet d’être embauché par Le Corbusier. Comment a-t-il rencontré l’architecte ?

Mon père est arrivé en France avec un faux passeport tellement mal fait qu’il a décidé de passer la frontière le 11 novembre, en se disant que les douaniers seraient moins vigilants ce jour-là. À Marseille, il a retrouvé des camarades de la résistance grecque, dont l’architecte Georges Candilis qui avait travaillé chez Le Corbusier. C’est lui qui lui a conseillé d’aller voir Le Corbusier qui cherchait un ingénieur. Iannis Xenakis n’avait alors jamais entendu parler de lui. Pour lui, l’architecture s’arrêtait même au Parthénon. Ce boulot, qui était d’abord un gagne-pain, a finalement été une ouverture sur le monde de l’architecture et des formes.

Est-ce Le Corbusier qui a initié Xenakis à la modernité et à l’avant-garde ?

Le Corbusier a été le premier à lui parler du nombre d’or, d’architecture moderne et contemporaine, et de musique moderne. En Grèce, lors de la guerre, il n’avait pas eu le temps de s’initier à cela. Quand il n’était pas en train de résister, il étudiait la musique mais classique. C’est ainsi qu’il connaissait bien la musique roumaine [Iannis Xenakis est né en 1921 ou 1922 en Roumanie, ndlr], tsigane, les chants grégoriens… Mais c’est en France qu’il a découvert la musique moderne. C’est d’ailleurs grâce à Le Corbusier qu’il a rencontré Varèse. Mon père disait qu’il était né vingt-cinq siècles trop tard, mais qu’il faisait le grand écart entre l’Antiquité et la modernité absolue.

Quel était alors son rôle auprès de Le Corbusier ?

Au départ, il a été embauché pour calculer la résistance des matériaux, etc. Puis il s’est rendu compte que l’architecture l’intéressait et qu’il pouvait y avoir des liens entre cette activité et ses recherches musicales, qu’il menait parallèlement, la nuit. Très vite, il y a pris goût : quand on lui apportait un plan qui ne lui plaisait pas, il disait qu’il n’était pas réalisable afin de proposer à son tour de nouvelles formes qu’il trouvait plus belles. Le Corbusier s’en est rendu compte et l’a petit à petit laissé proposer des choses. Mon père a d’abord dessiné du mobilier pour la Cité radieuse, puis le toit de l’assemblée à Chandigarh, avant de travailler pleinement sur le couvent de La Tourette. Enfin, il a travaillé à la réalisation du Pavillon Philips pour l’Exposition universelle de 1958, à Bruxelles, que Le Corbusier lui avait délégué.

Quelles furent les relations entre les deux hommes ?

Mon père s’est révolté – comme toujours – lorsque Le Corbusier s’est approprié le Pavillon Philips, entraînant avec lui ses collègues. Le Corbusier l’a donc viré. Mais à l’exception de ce moment-là, leurs relations étaient bonnes. Plus tard, Le Corbusier l’a même convié à l’inauguration du couvent de La Tourette, en 1960, et lui a proposé de revenir travailler avec lui en tant qu’architecte. Mais c’était trop tard, mon père avait basculé entièrement dans la musique. Il a toujours dit avoir appris énormément de choses auprès de l’architecte qui ont été des passerelles pour sa musique.

Sa musique elle-même est une mise en espace « architecturale » du son, de l’orchestre…

La première œuvre « xenakienne » est Metastasis (1953). Or, Metastasis a été écrite avant la réalisation du Pavillon Philips. Nous présentons dans l’exposition ses études de paraboloïde hyperbolique avec lesquelles il a eu son diplôme d’ingénieur, et qu’il a ensuite réutilisées à la fois dans son architecture et dans sa musique. La nature est très importante, aussi, dans sa musique ; dans la nature, nous sommes à l’intérieur du son. C’est pour cela qu’il a très vite placé le spectateur à l’intérieur de l’orchestre, et non plus face à lui, ce qu’il a fait après Metastasis avec Terretektorh (1965) et Nomos Gamma (1967). Mon père aimait citer Goethe pour qui l’architecture était une musique figée.

Un élément relie ces différentes activités (ingénieur, architecte, musicien), c’est le dessin. Quel était son rapport à celui-ci ?

Le dessin venait de sa formation d’ingénieur. Iannis Xenakis a toujours gardé l’habitude de travailler comme un ingénieur, sur de grandes feuilles de papier millimétré, sur une table d’architecte, y compris pour dessiner ce qu’il appelait ses « partitions graphiques ». Dès les années 1950 et Metastasis, il dessinait d’abord des partitions graphiques sur lesquelles il symbolisait ce que devaient jouer les instrumentistes – les partitions graphiques étaient transposées plus tard en notes afin que les musiciens puissent les interpréter. Il fallait que ses partitions graphiques soient « belles » ; il dessinait véritablement sa musique. Mais le lien entre les arts visuels et la musique, qui nous paraît évident aujourd’hui, n’était pas formulé ainsi à l’époque.

Iannis Xenakis se voyait-il comme un dessinateur, voire un plasticien ?

Il ne s’est jamais revendiqué artiste, comme il ne s’est jamais dit que ses partitions graphiques auraient un jour une valeur esthétique. La beauté, je pense, devait arriver par l’intelligence de sa pensée musicale, pas par le graphisme. Son approche de la musique était philosophique. Même quand il a inventé la machine Upic en 1977 pour dessiner de la musique, il ne l’a jamais formulé ainsi.

Et pour vous, s’agit-il de dessins ?

Pour moi, ce sont des dessins, bien sûr…

Accepteriez-vous de présenter ces dessins dans un musée, non pas de la musique mais des beaux-arts ?

Lors des 30 ans du Centre Pompidou, j’ai proposé que l’on expose les dessins du Diatope de Beaubourg (La Légende d’Eer), réalisés en 1977 pour l’inauguration du centre. Mais cela n’a malheureusement pas pu aboutir…

Quelle relation entretenait-il avec les arts visuels ?

Dans son atelier que l’on a reconstitué au cœur de l’exposition, nous voyons bien qu’il avait besoin de s’entourer d’œuvres, de dessins ou de sculptures, La Vague d’Hokusai, le masque d’Agamemnon, des sculptures grecques et mexicaines… Dans les musées, il n’allait jamais dans la section art contemporain mais toujours dans la section antique, où il pouvait passer des heures à regarder les vases grecs.

Et avec les artistes ?

Il travaillait tout le temps, le jour et la nuit. Il n’avait donc pas beaucoup de temps à consacrer aux artistes et aux expositions. Il me répétait d’ailleurs sans cesse que nous étions des météorites et qu’il fallait donc se dépêcher de travailler. Dans l’exposition, nous montrons toutefois un film de Nicolas Schöffer pour lequel il a écrit la musique. Il était aussi en lien avec Vasarely. Mais l’art contemporain ne l’intéressait pas vraiment.

Les Polytopes mélangent le son et la lumière dans des installations architecturales immersives. De quoi s’agit-il : d’opéras, d’installations ?

Il n’aimait pas l’opéra ! Lorsque Michel Guy [secrétaire d’État à la Culture dans les années 1970, ndlr] lui commande un opéra pour le premier Festival d’automne, il s’y refuse catégoriquement ! Ce qu’il voulait, c’était retrouver l’archaïsme essentiel de l’Antiquité. Le vrai théâtre, pour lui, c’était le théâtre nô ou le théâtre d’Eschyle. On le ressent dans sa musique qui nous transporte dans un chaos incroyable sans pouvoir y reconnaître quelque chose.

Quant au terme d’installation, il n’existait pas vraiment à l’époque. Lui parlait à propos de ses Polytopes de spectacles de son et lumière. Ces spectacles ont d’ailleurs fortement influencé les musiciens de rock ou de pop. Jean-Michel Jarre se revendique lui aussi des Polytopes– Xenakis a été l’un des premiers à utiliser le laser en Europe, qu’il avait probablement découvert au Japon lors de l’Exposition universelle d’Osaka, en 1970.

Les artistes se revendiquent-ils aujourd’hui de son travail ?

Je ne sais pas, il faudrait le leur demander ! Mais il me semble que la création est encore plus cloisonnée aujourd’hui qu’à l’époque de mon père. Je n’ai pas l’impression que le milieu de l’art soit très au courant de ce qui se passe dans la musique contemporaine…

Quel rôle a-t-il joué dans votre vocation d’artiste ?

Pour mes 11 ans, il m’a offert un chevalet. C’était symbolique et, pour moi, d’une certaine manière logique : pendant que mon père écrivait sa musique et que ma mère écrivait ses livres, moi je peignais ! Malgré cela, il ne m’a jamais encouragée. Cela a été très difficile pour moi. Moi, j’admirais mon père, j’aimais sa musique… Lui voulait que je fasse des mathématiques, ce qui ne me plaisait pas. C’est donc devenu conflictuel entre nous. Lorsque j’ai réussi à décrocher un bac D, il n’a pas voulu que je rentre aux Beaux-Arts, j’ai donc décidé d’aller à l’école spéciale d’architecture pour être tranquille. Dès que je suis arrivée là-bas, je suis allée voir Paul Virilio pour lui exposer mon problème. Virilio a été formidable : il m’a dit de venir écouter ses cours, de prendre ce que je pouvais pour ma peinture et de continuer mon chemin…

À l’époque, je peignais de la peinture figurative. Xenakis trouvait la figuration complètement idiote.Il me disait : « Mais quand vas-tu passer à l’abstraction ? » Or la question de l’abstraction ne se posait déjà plus dans les années 1970 ! Parallèlement, j’adorais le théâtre. Je travaillais avec Claude Régy à la réalisation de costumes et de décors, c’était fantastique ! Quand je l’ai annoncé à mon père, il a été catastrophé : il ne comprenait plus, je n’étais plus dans son prolongement. Cela a été très douloureux : je le décevais et il me le faisait comprendre. C’est pour cela que je me suis rapprochée de Louise Bourgeois…

Son travail a-t-il eu une influence, positive ou négative, sur votre propre travail ?

Je ne le pense pas. Je ne peux pas dire non plus que la figuration a été une réaction à mon père. Dans les années 1980, tout le monde était dans la figuration. Lorsque je suis arrivée à New York en 1987, grâce à la bourse hors-les-murs de la Villa Médicis, j’ai détruit tout mon travail. Ma peinture ne me plaisait plus, je ne me sentais pas de continuer… J’ai tout repris à zéro.

Ce n’est que rétrospectivement que j’ai vu qu’il y avait des yeux partout dans mon travail et l’œil, c’est mon père [blessé au visage durant la guerre, Iannis Xenakis avait perdu un œil, ndlr]. Et si je ne suis plus dans la figuration aujourd’hui, ai-je fini pour autant par rejoindre mon père ?

Il y a aussi la rencontre ratée entre votre père et Louise Bourgeois…

Quand je suis arrivée à New York, j’ai appelé Louise Bourgeois. Je voulais la rencontrer, et j’ai eu ce culot incroyable de lui dire : « Vous êtes la seule personne qui peut me sauver la vie. » Cela lui a fait peur autant que cela l’a intriguée. Elle a accepté de me recevoir et de regarder mes dessins. Nous sommes devenues amies, mais je ne lui ai pas dit que mon père était célèbre : je n’avais pas envie de retrouver mes parents entre elle et moi. Elle l’a donc découvert plus tard, un jour où mon père a été invité à New York pour une série d’hommages, en lisant la presse. Louise Bourgeois m’a engueulée de ne lui avoir jamais dit, ce qui l’a bien fait rire. Du coup, elle a invité mes parents de passage à venir prendre le thé. J’étais heureuse ! Malheureusement, mon père, déjà malade à cette époque, a refusé de la voir. Je n’ai pas insisté. Seule ma mère est donc venue prendre le thé. Ce jour-là, ma mère et Louise Bourgeois se sont fait un numéro de mondanités comme je n’en avais alors jamais vu ! C’était pathétique. Et mon père n’a finalement jamais rencontré Louise Bourgeois...

« Révolutions Xenakis »,
jusqu’au 26 juin 2022. Cité de la musique, Philharmonie de Paris, 221, avenue Jean-Jaurès, Paris-19e. Du mardi du mardi au vendredi de 12 h à 18 h, samedi et dimanche de 10 h à 20 h ; samedi et dimanche de 10 h à 20 h. Tarifs : 10 à 6 €. Commissaires : Thierry Maniguet et Mâkhi Xenakis. philharmoniedeparis.fr
Mâkhi Xenakis, « Iannis Xenakis. Un père bouleversant,

Actes Sud, 248 p., 32 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°753 du 1 avril 2022, avec le titre suivant : Iannis Xenakis dessinait véritablement sa musique

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