SAINT-ÉTIENNE
Saint-Étienne accueille la rétrospective de cet artiste influent sur la scène arabe et pourtant méconnu en France.
Saint-Étienne. On peut se poser plusieurs questions en découvrant la rétrospective consacrée à Hassan Sharif (1951-2016) au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne (MAMC+). Pourquoi a-t-on si peu vu en France le travail de cet artiste émirati décédé en 2016, représenté par la galerie gb agency (Paris) et présent dans plusieurs grandes collections publiques ? Comment cette exposition itinérante organisée par la Sharjah Art Foundation trouve-t-elle naturellement sa place au musée stéphanois ? Enfin, de quelle manière cet artiste né en Iran dans les années 1950, puis émigré à Dubaï, et qui a vécu dans un environnement culturel marqué par un retour à la tradition calligraphique, est-il devenu un pionnier de l’avant-garde au Moyen-Orient ?
La proposition de la Sharjah Art Fundation est venue à point nommé dans un calendrier bousculé par la pandémie. Mais si Aurélie Voltz, la directrice du musée et co-commissaire de l’exposition, a choisi d’y répondre favorablement, c’est parce que les collections du MAMC+ qui rendent compte des mouvements conceptuels des années 1970 et 1980 y font parfaitement écho. Des œuvres d’art minimal à celles de Supports/Surfaces, en passant par les pièces de Fluxus, les notions de système, de hasard, résonnent en effet avec la démarche d’Hassan Sharif et font partie de ses influences.
Déployée sur plus de mille mètres carrés, le parcours permet d’apprécier l’abondance et l’évolution d’une production, sur quatre décennies, de dessins, de peintures, de performances, de sculptures et d’installations. L’une d’elles, spectaculaire, accueille le visiteur en préambule : œuvre tardive, Playfulness No. 1 (L’Allégresse), 2015, est une constellation murale de jouets plastiques et de babioles, d’objets de pacotille auxquels l’artiste a fabriqué des cadres en papier mâché de couleurs vives. De loin, la composition attire le regard mais on finit par se perdre dans les détails pâteux de cette accumulation.
Avant d’en arriver là, Hassan Sharif travaille d’abord comme caricaturiste pour la presse. Cette activité lui offre un poste d’observation privilégié du changement qui s’opère dans la société arabe avec la commercialisation du pétrole. On le voit, auparavant, exerçant ses talents de dessinateur en copiant des peintures de Cézanne, Van Gogh ou Picasso.
Des performances aux installations
En 1979, une bourse le conduit à Londres, où il étudie l’art et découvre le constructivisme britannique, la puissance de la théorie. De l’élaboration de semi-systèmes sériels à leur subversion et à la production d’objets détournés, la performance le séduit et Hassan Sharif, de retour à Dubaï, réalise ses premiers sauts dans le désert (Jumping, 1983), utilise son corps pour étalonner une grille au sol (Body and Squares, 1983), ou associant, lors d’une course en taxi, des mots extraits du journal avec des noms de lieux indiqués sur les panneaux de signalisation, le tout consigné dans un tableau (Reading newspaper in taxi, 1985). Ou encore : debout, prélevant un poil pubien, il vise une bouteille de lait placée au sol puis, son but atteint, la visse (Hair and Milk Bottle, 1984).
Ces amusements ouvrent alors sérieusement le champ des arts plastiques arabes à d’autres possibles. Le sens de la communauté et le goût de la collaboration caractérisent d’ailleurs la recherche d’Hassan Sharif, au cours d’une période bien documentée par l’exposition. En 1987, le ministère de l’Éducation donne son aval à son projet d’atelier d’art au sein du Youth Theatre de Dubaï. La ville devient alors pour le plasticien le terrain d’expérimentation d’une œuvre progressivement marquée par son changement d’échelle et sa dimension sculpturale. Ainsi du monochrome pourpre de Towel 2 (2013), à partir de serviettes dont apparaissent ici et là les étiquettes, de 555 (2016), immense assemblage de barquettes d’aluminium, de Dictionary (2012), qui reprend, à trente ans d’intervalle, un dispositif systématique mettant en scène un dictionnaire arabo-anglais, transformé en gigantesque parure de papier. Émancipé de la tradition formelle, l’art d’Hassan Sharif était aussi une façon de dénoncer l’accélération industrielle ; c’est là toute sa modernité.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°564 du 2 avril 2021, avec le titre suivant : Hassan Sharif, l’invention d’une modernité arabe