La gestion des grands musées internationaux du Qatar ou d’Abou Dhabi révèle la stratégie de marginalisation des classes moyennes locales par les familles régnantes. C’est la thèse de ce spécialiste du monde musulman.
Alexandre Kazerouni, politologue spécialisé sur le monde musulman contemporain, chercheur à l’École normale supérieure, vient de publier aux PUF, dans une collection dirigée par Gilles Kepel, Le Miroir des cheikhs : Musée et politique dans les principautés du golfe Persique. Dans cet ouvrage issu d’une thèse, il montre l’utilisation des musées à des fins politiques par les familles régnantes, désireuses de marginaliser la classe moyenne locale.
Quelle est selon vous la composition sociologique des habitants des pays du Golfe ?
La grille d’analyse la plus répandue, celle qu’endossent volontiers les familles régnantes, insiste sur la distinction entre une minorité de nationaux unis et une majorité d’étrangers originaires de presque tous les pays. Les premiers, menacés dans leur identité nationale, feraient corps avec leurs dirigeants princiers. Mais quand on cherche à comprendre un projet comme le Louvre-Abou Dhabi, ce sont d’autres lignes de partage qui surgissent, et elles passent au sein de la population nationale. Bien que de taille relativement réduite, celle-ci n’en est pas moins divisée.
Parmi les chercheurs aussi, c’est l’approche unitaire de la population nationale qui s’est longtemps imposée et qui doit à mon sens être revue aujourd’hui. Ces approches scientifiques, bien connues, insistent sur le poids politique des marchands, notamment ceux de perles, face aux familles régnantes avant le commencement de l’ère pétrolière. Après la généralisation de l’économie des hydrocarbures dans les années 1960, les cheikhs seraient devenus autonomes financièrement. N’ayant plus eu besoin d’imposer les marchands, ils les auraient marginalisés.
Pour ma part j’ai observé qu’il y avait un troisième groupe doté d’une autonomie politique. Ce sont les descendants des anciens employés des marchands, ces portefaix, ces pêcheurs ou encore ces boutiquiers constitutifs d’un petit peuple des ports. Certains étaient libres, d’autres, des esclaves. Beaucoup venaient d’Afrique orientale ou du sud de l’Iran, si proche. Avec le pétrole, les cheikhs ont eu les moyens de retirer aux marchands cette base socio-économique, en l’employant au sein de l’État, en tant que fonctionnaires, après les avoir naturalisés. Or ce petit peuple des ports fonctionnarisé, c’est la classe moyenne locale aujourd’hui. Elle existe et il est faux d’en faire un bras armé de la famille régnante. Mon analyse des principautés par le musée montre qu’elle s’en est désolidarisée dans les années 1980.
A-t-on des chiffres sur ces populations ?
Alors que ces États communiquent sur la part des résidents étrangers, ils restent très discrets sur la distribution de la population nationale suivant les origines de ses membres. Je pense néanmoins que considérer la classe moyenne formée des descendants fonctionnarisés du petit peuple des ports comme la composante numériquement majoritaire au sein de la population nationale est une hypothèse raisonnable.
Les familles régnantes sont-elles elles-mêmes hétérogènes ?
Elles peuvent être divisées et les luttes entre les factions en leur sein jouer un rôle dans les orientations politiques. Mais c’est leur cohésion interne qui prime. Les groupes sociaux dans la péninsule Arabique sont à fondement ethnique. En haut de la pyramide, on trouve ceux qui affichent une affiliation tribale ; parmi eux les plus nobles seraient ceux originaires du cœur désertique de la péninsule, la province saoudienne du Najd. Sa vertu est selon eux son éloignement géographique des zones de mélange et donc d’impureté que sont les cités portuaires proches de l’Iran au Nord et de l’Afrique noire au Sud.
Ce primat des grandes tribus nobles est toutefois moins ancien qu’il n’y paraît. Il s’est imposé avec les Al-Saud qui sont du Najd. Dans les années 1920, au moment de la formation de leur royaume, la péninsule était encore dominée par une autre forme de noblesse, celle des descendants du prophète Mahomet. Le sultanat d’Oman et les émirats de Sharjah et de Ras al-Khaïmah sont leurs seuls bastions aujourd’hui. La géographie du pétrole les a desservis.
Que sont ces « musées-racine », comme vous les appelez, qui apparaissent dans les années 1970 ?
Ce sont les premiers musées nationaux, des musées d’ethnologie et d’archéologie. Leurs collections sont issues de fouilles archéologiques et de campagnes de collecte ethnographique plus tardives. Quant à leur bâtiment, il s’agit le plus souvent d’une ancienne résidence restaurée de la famille régnante, idéalement un fort. C’est le cas pour le plus vieux musée de l’émirat d’Abou Dhabi, pour le Musée national d’Al-Aïn (1969), mais aussi pour le Musée de Dubaï (1971).
Quelle est leur fonction ?
Il s’agissait d’enraciner aussi profondément que possible les frontières héritées de la colonisation britannique, et avant elle ottomane. Ces premiers musées visaient à définir une identité arabe « golfienne », distincte de celle du reste du monde arabe, et de l’Égypte et de l’Irak en particulier. À cette époque, le discours idéologique le plus menaçant pour les familles régnantes était le panarabisme, qui aspirait, à terme, à la disparition des frontières séparant les Arabes entre eux. Nasser ne faisait ainsi jamais allusion dans ses discours à la tradition locale égyptienne ou à l’histoire des pharaons. Les familles régnantes ont à l’inverse utilisé leurs musées des années 1970 pour raconter une histoire arabe particulière, nourrie de folklore, à même de légitimer la pérennité de leur domaine.
Une autre mission de ces musées est plus classique. Elle a consisté à nier la nature composite de la population locale pour lui donner un ancêtre unique, le Bédouin. Dans les sections ethnographiques, les origines africaines et iraniennes d’une part importante de la population nationale tendent ainsi à s’effacer au profit du récit d’un même groupe allant, au rythme des saisons, des oasis du désert aux ports de pêche du golfe Persique.
Y avait-il une vie culturelle avant l’ouverture de ces musées ?
Oui bien sûr, et c’est même là une fonction essentielle de ces musées-racine que d’éliminer cette vie culturelle pour cette raison qu’elle avait un débordement politique. Dès les années 1910-1920, une vie culturelle moderne s’est structurée autour de deux nouvelles institutions : les écoles modernes et les clubs culturels. Elles étaient fondées et financés par les marchands locaux. Ces derniers étaient hostiles aux Britanniques, qui les affaiblissaient en aidant les familles régnantes à s’autonomiser financièrement et donc politiquement. Les clubs culturels des marchands furent des lieux de diffusion d’un nationalisme arabe critique de l’adossement des familles régnantes aux Anglais. Ils furent aussi des lieux de rassemblement politique, les seuls, et jouèrent un rôle de premier plan dans les mouvements sociaux qui agitèrent régulièrement les principautés et en particulier le Bahreïn jusqu’aux années 1960. Les musées nationaux des années 1970, financés par la nouvelle rente pétrolière des cheikhs, et mis en place avec une expertise technique britannique, doivent être vus comme des substituts à ces clubs culturels. Et les familles régnantes vont utiliser ces musées comme le reste de l’État moderne pour pratiquer le clientélisme auprès du groupe des employés des marchands. La gestion des musées va être déléguée à leurs descendants fonctionnarisés.
Lesquels vont à leur tour devenir une force de contestation ?
On est au cœur du problème, au lieu où vont germer le Louvre-Abou Dhabi ou la Sorbonne-Abou Dhabi. Ces États créent une classe moyenne composée de fonctionnaires qui peuvent bloquer la mise en œuvre des politiques publiques pour manifester leur mécontentement politique, à défaut de pouvoir le faire en votant. Le phénomène est d’autant plus important que ce sont des pays riches avec une administration bien dotée, et des pays à faible poids démographique où les réseaux personnels des fonctionnaires dans les différents ministères peuvent être très étendus et rendre difficile le contrôle de l’information par la famille régnante.
Il faut ici rappeler le contexte religieux avant d’aborder votre thèse sur le rôle des grands musées des années 2000. Quel est-il ?
Les années 1980 sont celles de l’autonomisation politique de cette classe moyenne fonctionnarisée. Après plus d’une décennie de mise en place des structures d’un État moderne, son assise est devenue suffisamment solide pour pousser ses membres à demander une redistribution du pouvoir et des richesses. À cette dynamique interne vient alors s’ajouter un contexte idéologique régional qui légitime au nom de l’islam la révolution sociale. Dans les années 1970, à la suite des défaites face à Israël, le nationalisme arabe était entré en déclin et c’est l’islamisme qui a profité de ce vide. En 1979, un islamisme très empreint de marxisme, qui déconnecte la lutte des classes de l’athéisme, arrive au pouvoir en Iran et y met fin à la monarchie. Sur la rive opposée du golfe Persique, l’effet de souffle de cette révolution est relayé par les Frères musulmans sunnites, nombreux à avoir trouvé refuge dans la péninsule Arabique depuis les débuts de leur persécution en Égypte par Nasser dans les années 1950.
Quel est le rôle de l’Arabie saoudite ?
L’Arabie saoudite va apparaître dans les années 1980 comme un rempart non seulement face à la république révolutionnaire d’Iran qui appelle au renversement des monarchies islamiques, mais aussi contre ces Frères musulmans, qui relèvent également de l’islamisme révolutionnaire. Les principautés vont trouver dans le salafisme, qui est un courant de pensée saoudien, un islamisme conservateur de l’ordre social à opposer au discours des Frères musulmans sunnites et de l’ayatollah Khomeyni. Ce tropisme saoudien va s’institutionnaliser dans le Conseil de coopération du Golfe, cette union régionale fondée en 1981 avec les encouragements des États-Unis.
Quel a été l’impact de la guerre du Golfe ?
Considérable. Après l’invasion du Koweït par l’Irak, tout cet ordre régional marqué par le tropisme saoudien des principautés est remis en cause, et ce d’autant plus que c’est un salafisme « frérisé » si l’on peut dire, qui a été pénétré par les idées des Frères musulmans installés en Arabie, et qui est donc moins docile que prévu, qui s’est diffusé sous le patronage des cheikhs le long de la côte. Ce conflit fait prendre conscience aux familles régnantes qu’elles ont cédé à l’Arabie des pans de souveraineté sans que le royaume ne soit capable de les défendre militairement. Elles vont alors se tourner elles-mêmes vers les puissances militaires qui ont libéré le Koweït et chercher à y diversifier les réseaux d’intéressement à leur survie en allant au-delà des secteurs traditionnels de l’énergie et de l’armement. Parce que ces puissances militaires sont aussi des démocraties, la pratique du clientélisme auprès de ceux qui y façonnent directement l’opinion publique va se développer, à travers le sport, les médias, l’enseignement supérieur, le marché de l’art et les musées. Telle est la leçon tirée de la dispendieuse campagne de relations publiques que la famille régnante du Koweït a dû financer pendant ses mois d’exil en 1990-1991.
Tel est donc le rôle de ces nouveaux grands musées que vous appelez des « musées-miroirs » ?
Pas seulement. Du Musée d’art islamique de Doha au Louvre-Abou Dhabi, les nouveaux musées à forte visibilité internationale privent également la classe moyenne locale de la représentation nationale à l’étranger, à l’heure d’une délégation croissante de la défense du territoire aux puissances militaires et technologiques d’Occident. Ces musées sont développés sans lien aucun avec les ministères chargés des Affaires culturelles du Qatar et des Émirats arabes unis qui emploient pourtant des fonctionnaires spécialisés dans la gestion des musées depuis les années 1970. Or ce contournement de la fonction publique locale ne repose pas sur un souci d’efficacité. La première qualité des prestataires de services occidentaux n’est pas leur expertise technique mais leur obéissance plus grande aux familles régnantes que les citoyens fonctionnarisés des principautés.
Mais, dans ce cas, comment expliquer que ces projets politiquement stratégiques avancent si lentement ?
Pour plusieurs raisons. La crise financière de 2008, avec la quasi-faillite de Dubaï l’année suivante, a pesé sur les ressources d’Abou Dhabi tout en réduisant la compétition entre les deux émirats pour incarner les Émirats arabes unis sur la scène internationale. Puis les dites « révolutions arabes » ont obligé les monarchies à redistribuer plus d’argent des hydrocarbures à la classe moyenne tout en procédant à une vague d’arrestations des individus les plus contestataires. Enfin, d’une certaine façon, le projet compte plus que sa réalisation. C’est dans la phase projet que ces grands musées captent l’attention des médias et qu’ils permettent de multiplier des contrats, lesquels « clientélisent » légalement des Occidentaux. Qui parle encore du Musée d’art islamique de Doha ? Aucune exposition importante d’art islamique n’y a été organisée depuis son inauguration, et sa collection pourtant très belle n’est pas étudiée. À Abou Dhabi, le musée maritime de Tadao Ando et le « centre des arts vivants » de Zaha Hadid n’ont jamais quitté le stade de la maquette présentée en 2006. Bien qu’ils continuent à nourrir le bruit médiatique artistique d’Abou Dhabi, ces deux projets sont considérés comme abandonnés par les acteurs locaux depuis 2010. Officiellement, le Musée Zayed et le Guggenheim sont poursuivis, même si leurs bâtiments ne sont toujours pas sortis de terre, mais il est tout à fait envisageable que la collection achetée pour ce Guggenheim finisse un jour au Louvre-Abou Dhabi.
Vous expliquez aussi dans votre livre que les familles régnantes s’imposent dans les cercles artistiques…
L’implication directe des membres des familles régnantes et des tribus affidées dans le champ culturel au sens large, comprenant artistes, commissaires d’exposition, journalistes, universitaires ou encore sportifs, est un phénomène nouveau. Autrefois, la plupart de ces activités auraient été jugées indignes de leur rang en tant que métier. Mais maintenant il s’agit de monopoliser la représentation nationale là où les familles régnantes trouvent des substituts à la turbulente classe moyenne fonctionnarisée. L’exposition « Emirati Expressions », organisée en 2009 par une agence d’Abou Dhabi, celle-là même qui est chargée du Louvre et du Guggenheim à Abou Dhabi, avec comme commissaire l’ex-directrice du Musée Picasso Anne Baldassari, en offre un bon exemple. Les plus importants artistes émiriens, à commencer par leur chef de file Hassan Sharif (1951-2016), refusèrent d’y participer. Ils estimèrent que cette exposition montée dans la précipitation sans impliquer la bureaucratie culturelle émirienne arasait par méconnaissance la scène artistique locale en mettant sur un même plan des œuvres inégales, réalisées par un nombre trop élevé d’artistes dont beaucoup de débutants. Sur les soixante artistes représentés, il y avait trois cheikhas et un cheikh, et une seule œuvre de jeunesse de Hassan Sharif. Elle avait été prêtée in extremis par un cheikh.
1957 - Création du premier musée du golfe Persique au Koweït.
1970 - Inauguration du Musée national du Bahreïn, vu comme la matrice des « musées-racine », (Conférence internationale de l’archéologie asiatique).
1971 - Indépendance du Bahreïn, des Émirats arabes unis et du Qatar. Le Koweït est indépendant depuis 1961. Inauguration des musées nationaux d’Al-Aïn à Abou Dhabi et de Dubaï.
1975 - Inauguration du Musée national du Qatar, récompensé en 1980 par le prix Agha Khan d’architecture.
1979 - Iran, instauration de la République islamique.
1981 - Création du Conseil de coopération des États arabes du Golfe.
1990-1991 - Invasion du Koweït et guerre du Golfe.
2001 - Attentat terroriste d’Al-Qaida contre le World Trade Center et le Pentagone. Deux Émiriens figurent parmi les kamikazes.
2006 - Abou Dhabi annonce son projet de district culturel sur l’île de Saadiyat composé : d’un musée d’art, le Louvre-Abou Dhabi (J. Nouvel, ouverture initialement prévue en 2012) ; d’un Musée Guggenheim (F. Gehry) ; d’un musée maritime (T. Ando) ; du Musée national Zayed consacré à l’histoire des Émirats arabes unis (N. Foster) et d’un Centre des arts vivants (Z. Hadid).
2008 - Inauguration du Musée d’art islamique de Doha.
2011 - Début des « printemps arabes ».
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Alexandre Kazerouni : « La classe moyenne s’est désolidarisée des familles régnantes »
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Abonnez-vous dès 1 €Alexandre Kazerouni, Le miroir des cheikhs - Musée et politique dans les principautés du golfe Persique, éditions PUF, 2017.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°479 du 12 mai 2017, avec le titre suivant : Alexandre Kazerouni : « La classe moyenne s’est désolidarisée des familles régnantes »