PARIS
Riche d’un fonds d’œuvres important signées Jean Fautrier, le Musée d’art moderne de la Ville de Paris offre une ample rétrospective du peintre des « Otages », qui permet d’en apprécier l’évolution.
À l’entrée de la rétrospective, riche et complète, du Musée d’art moderne de la Ville de Paris, deux portraits de groupe et un portrait individuel (La Promenade du dimanche au Tyrol, 1921 ; Portrait de ma concierge, 1922 ; Trois vieilles femmes, 1923). Les êtres humains semblent absents, plongés dans leur monde, séparés les uns des autres en dépit de leur proximité physique. La tonalité foncée – on est dans la période noire de Jean Fautrier (1898-1964) – correspond à l’apparence des personnages, qui, sans être misérabilistes, semblent ne pas avoir été gâtés par la vie. Sombres, arborant un visage marqué par le temps, ces figures pourraient être classées dans une forme d’expressionnisme tardif. Expressionnisme toutefois moins tourmenté, moins agressif, plus terrien que celui pratiqué en Allemagne. Précisément, cette manière de substituer au cri une expression intériorisée va devenir un trait caractéristique de l’œuvre de Fautrier.
Écorcheur sériel
Les premières années, figuratives, ont comme sujet principal le corps, essentiellement des nus féminins, dont la facture et les courbes généreuses évoquent les représentations d’Otto Dix. Puis, une image détonne : un lapin écorché, posé sur le dos, les pattes écartées. Mais si le corps de l’animal ne montre que timidement la chair dépouillée, le peintre reprend systématiquement ce thème où la matière corporelle se transforme en une masse presque informe. Chez cet écorcheur sériel, d’autres animaux vont perdre leur épiderme : un second lapin ou un imposant sanglier pendu à la manière de Rembrandt. Progressivement, c’est au corps humain que Fautrier s’attaque ; le titre d’une toile de 1928, L’Homme ouvert, Autopsie, est on ne peut plus parlant. L’intégrité du corps est menacée, l’enveloppe se déchire et permet d’exhiber à la fois le dehors et le dedans.
De cette leçon où l’intérieur du corps devient un champ d’expérimentation pour des événements de l’ordre du sensible et du tactile et non plus seulement du visible, l’artiste va tirer toutes les conséquences dans les années 1940. La série des « Otages » comme la peinture informelle sont reconnaissables par leur goût pour la pâte solide et épaisse, goût résumé par la phrase de Dubuffet : « Le geste essentiel du peintre est d’enduire […]. » (L’Homme du commun à l’ouvrage, éd. Gallimard, 1963). De fait, le formidable film projeté au cœur de l’exposition montre la cuisine picturale de Fautrier, véritable malaxage de matière et de pigments.
Cependant, avant d’en arriver là, l’artiste éclaircit la gamme chromatique et élargit sa thématique par l’introduction des paysages. C’est surtout dans les petites aquarelles de paysage qu’il pratique un style semi-abstrait où toute représentation de la nature se dissout et se brouille. Ce sujet, plus qu’un autre, échappe à une description déterminée, définitive car, écrit Roger Caillois dans Le Monde en 1975, « Un paysage disloqué n’est pas […] un paysage impossible, c’est bien plutôt, à première vue du moins […] un autre paysage. C’est que le paysage n’a pas de structure propre, permanente et reconnaissable. Il est par lui-même déjà changeant. » Bref, tout laisse à penser qu’avec ces dernières œuvres Fautrier ne cherche pas des effets stables et délimités avec précision, mais au contraire l’incertitude qui émane de la nature, l’impossibilité de la fixer.
Cette expérimentation avec la matière se retrouve avec une activité moins connue de l’artiste, la sculpture. Si les travaux les plus précoces, relativement convenus, font penser à Matisse ou même à Degas, cette méditation sur le corps se concrétise rapidement sous des formes de plus en plus simplifiées. Les visages deviennent des masques aux yeux troués, aveugles, la chair est réduite à un fragment tronqué (Grand torse, 1928).
« Les Otages »
Toutefois, peinture ou sculpture, tout s’arrête dans les années 1930, quand l’artiste, pour des raisons économiques, s’installe en Savoie. Ce n’est qu’en 1940, à son retour à Paris, qu’il reprend son activité qui aboutira à son œuvre emblématique, « Les Otages ». Le grand mérite de l’exposition est de montrer non seulement un choix important parmi cette série, mais également quelques dessins préparatoires, d’une finesse remarquable, datés de 1942 et 1943.
On connaît l’histoire : en 1943, inquiété par la Gestapo, le peintre doit fuir Paris et trouve refuge à Châtenay-Malabry, en banlieue parisienne. Marqué par le traumatisme de l’Occupation nazie, inspiré par ce que l’écrivain britannique Henry James appelle l’« imaginaire du désastre », Fautrier invente une nouvelle figure humaine : des têtes sans corps, des corps sans tête. Les œuvres sont réalisées entre 1942 et 1944 mais signées en 1945, au moment de leur exposition à la Galerie Drouin. On s’arrête ici devant deux petits travaux, placés côte à côte : une tête d’otage et une autre toile, d’une apparence proche, intitulée Le Quartier d’orange (1943), qui annonce les objets quotidiens que l’artiste traitera plus tard.
Interloqué, le spectateur se souvient des réactions face aux « Otages », accusés de joliesse presque indécente. La question reste ouverte : faut-il condamner l’œuvre sur le plan moral ou, au contraire, considérer que le seul geste qui permette à l’artiste d’exorciser une douleur insupportable est de la transformer en de simples objets artistiques ? En attendant, les œuvres, magnifiques, sont là.
Jean Fautrier, « Matière et lumière, »
jusqu’au 20 mai, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11, av. du Président-Wilson, 75116 Paris.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°495 du 16 février 2018, avec le titre suivant : Fautrier, entre matière et lumière