Le Musée d’art moderne de la Ville de Paris revient sur l’une des décennies les plus chaotiques de l’histoire de France : 1938-1947. L’exposition « L’art en guerre » se penche sur ces années d’une création malmenée, mais intense.
Le 3 septembre 1939, la France et la Grande-Bretagne déclarent la guerre à l’Allemagne. 10 mai 1940, c’est la fin de la « drôle de guerre » : les troupes allemandes ont envahi la Belgique et les Pays-Bas ; c’est le début de l’occupation de la France. Quatre jours après le célèbre appel du général de Gaulle, face à l’effondrement des troupes françaises, les représentants du gouvernement de Pétain et ceux de l’Allemagne nazie signent à Rethondes, le 22 juin, un armistice dans le wagon où avait été conclu celui de 1918. L’Allemagne vengeresse, la France humiliée, l’Occupation est effective. Elle durera quatre ans et s’achèvera avec la Libération en août 1944.
Au cours de ces quatre années de terreur, de chasse aux juifs, d’exploitation systématique du pays, d’envoi de certaines populations dans des camps et de misère pour la plupart, le monde de l’art est partagé. À l’instar de la société française elle-même. Face au nazisme triomphant, on observe trois catégories de personnes : celles qui acceptent de composer avec l’occupant, accusées par la suite plus ou moins de collaboration ; celles qui font le choix de rester sur place et de s’organiser au sein d’une forme de résistance intellectuelle et artistique ; enfin, celles qui se regroupent en zone libre, dans l’attente d’un éventuel exil.
L’exposition Breker à Paris
Sitôt le territoire occupé, les Allemands tentent de séduire l’intelligentsia hexagonale, la France bénéficiant d’une image de prestige toujours enviable. Elle est encore un pays phare, et l’occupant va chercher à rallier à son idéologie ceux qui l’éclairent. Malgré toutes les exactions et toutes les exécutions dont ils se rendent coupables, les nazis proposent à nombre d’intellectuels et d’artistes d’aller en Allemagne à la rencontre de leurs semblables, en échange d’une promesse de faciliter la libération de prisonniers. Si Maurice Denis, Matisse et Bonnard déclinent toute invitation, ce n’est pas le cas de Derain, Van Dongen, Friesz, Vlaminck, Belmondo, Bouchard, Despiau, Landowski et quelques autres.
Cornaqués par Arno Breker, le plus célèbre des sculpteurs de l’Allemagne nazie, ceux-ci se retrouvent à visiter artistes et expositions officielles, voire même à déjeuner avec le maréchal Goering, qui se targue d’être un grand amateur d’art. Les photographies d’archives que ne manquent pas d’accumuler leurs hôtes sont autant de pièces à conviction qui joueront par la suite contre eux et pénaliseront longtemps leur biographie.
Cette entreprise de séduction atteignit son zénith à Paris, en mai 1942, avec l’organisation d’une exposition des œuvres de Breker au Musée de l’Orangerie. Parce que la personne même de l’artiste apparut comme un enjeu de la politique de collaboration entre la France et l’Allemagne, tous ceux qui y étaient sensibles participèrent à le célébrer. La plupart des artistes qui ont fait le voyage en Allemagne font ainsi partie du comité d’honneur organisé pour patronner l’exposition ; Charles Despiau y va même de la rédaction d’une monographie célébrant chez son collègue allemand un art « viril » visant à exalter « la force, la santé physique ». Le jour du vernissage, d’Arletty à Serge Lifar en passant par Sacha Guitry et Jean Cocteau, le Tout-Paris est là. Certains sont – il est vrai – quelque peu contraints et forcés sous peine d’être considérés comme des sympathisants des « terroristes ». L’exposition d’Arno Breker est une façon pour les dirigeants nazis d’indiquer ce qu’il en est de leur idéal esthétique.
Créer, une manière de résister
Un an auparavant, l’exposition qu’avait impulsée Jean Bazaine en mai 1941 à la galerie Braun et qui réunissait « Vingt Jeunes Peintres de tradition française », parmi lesquels Bertholle, Desnoyer, Gischia, Lapicque, Le Moal, Manessier, Pignon, Singier et Tal-Coat, s’affichait quant à elle en résistance contre les canons du régime nazi. Montrant tout ce qu’il fustigeait dans le domaine de l’abstraction et de l’expression colorée, cette manifestation aurait dû ne jamais avoir lieu, mais elle bénéficiait du soutien de la très officielle association Jeune France, placée sous l’égide du maréchal Pétain.
Cela dit, la plupart de ces artistes étaient proches des revendications individualistes d’Emmanuel Mounier et, de fait, rebelles à toute forme d’embrigadement. Aussi leur action jouait-elle davantage en faveur d’une sorte de résistance patriotique, d’ailleurs Jeune France ne tarda pas à être dissoute. Deux ans plus tard, l’exposition à la Galerie de France qui réunit Villon, Bazaine, Lapicque, Manessier, Le Moal, Fougeron, Pignon, Gischia, Singier, Robin, Bores et le sculpteur Chauvin témoigne de cet affranchissement.
Pour de nombreux artistes, créer, c’est résister. Accusé par Vlaminck d’avoir « entraîné la peinture française dans la plus mortelle impasse », Picasso, qui s’est enfermé dans son atelier de la rue des Grands-Augustins, n’arrête pas de produire. Son tableau intitulé L’Aubade, daté du 4 mai 1942, procède d’un ensemble de variations formelles au motif convenu d’une femme nue allongée et d’une joueuse de guitare qui n’en est pas moins énigmatique et que l’on peut aussi voir comme une Odalisque à l’esclave, expression d’un sentiment parodique coutumier chez l’artiste.
Dans son atelier du parc Montsouris, Georges Braque décline de son côté toute une iconographie miséreuse de pains et de poissons qui sont autant d’images en écho à la disette qui règne. Son tableau (La Patience, 1942) figurant une femme enclose dans un univers étouffant de volumes morcelés et imbriqués en dit d’ailleurs long sur le ton inquiet, nouvellement grave, de son travail. À Châtenay-Malabry, les œuvres que Jean Fautrier peint dans une clinique où il est entré dans la clandestinité portent pareillement les stigmates de l’époque. Installé dans la tour même où Chateaubriand rédigea jadis Les Martyrs, le peintre y entend le roulement des camions allemands chargés des otages qu’ils vont fusiller dans le bois voisin, et sa peinture en délivre le pathétique souvenir.
À Marseille, en attendant l’exil
En ces temps troublés de l’Occupation, la Provence connaît une situation particulière. Sur la commune des Milles, entre Marseille et Aix-en-Provence, un camp avait été ouvert dès septembre 1939 dans une vieille tuilerie en faillite pour y enfermer des Allemands, mais la plupart de ceux qui étaient en France, parmi lesquels il y avait beaucoup d’artistes, étaient antinazis et furent relâchés en juin 1940. Pendant leur internement, ils purent toutefois s’exprimer librement, car leurs gardiens étaient plutôt débonnaires à leur égard.
Max Ernst, Hans Bellmer, Robert Liebknecht, Ferdinand Springer et Wols, qui s’y trouvaient, ont ainsi réalisé toutes sortes d’œuvres qui révèlent leur quotidien et leurs conditions de vie. Nombre de dessins de Bellmer usent ainsi de la brique comme élément de base, Ernst crée d’étranges créatures « apatrides » faites de limes, Liebknecht restitue les faits et gestes des prisonniers, les personnages de Springer sont en voie de décomposition et ceux de Wols semblent sortir tout droit de terribles cauchemars.
À Marseille, dès le mois d’août 1941, débarque un Américain de 33 ans, Varian Fry, représentant du Centre américain de secours chargé de faire passer aux États-Unis hommes politiques, artistes et intellectuels antinazis. Proprement débordé par une population qui s’avère très nombreuse, il loue une grande bâtisse de dix-huit pièces au milieu d’un parc, la villa Air-Bel, située le long de la ligne de chemin de fer Marseille-Toulon. Très vite, André Breton y réunit sa cour et quantité de surréalistes qui sont dans la région s’y retrouvent, faisant de ce lieu l’un des plus créatifs de cette période. Une exposition de tableaux de Max Ernst accrochés aux platanes, une vente aux enchères et l’invention d’un jeu de cartes par Jacques Hérold en ont marqué l’histoire. En attente d’exil, quelque chose d’une résistance joyeuse y était de mise.
Un nouveau monde artistique
Durant ces années d’occupation, le monde de l’art voit aussi disparaître beaucoup des siens. En 1941 meurent Émile Bernard, Louis Marcoussis, Robert Delaunay et l’année suivante, c’est au tour de Vladimir Baranoff-Rossiné et de Julio González. En 1943, Picasso et Cocteau bravent le danger en assistant à l’enterrement de Soutine au cimetière du Montparnasse ; Maurice Denis perd la vie dans un accident de la circulation et Otto Freundlich, qui avait eu le redoutable honneur de voir figurer l’une de ses œuvres en couverture du catalogue de l’exposition d’art dégénéré de 1937, est arrêté dans les Pyrénées-Orientales, déporté en Pologne où il périt « assassiné ». Enfin en 1944, Aristide Maillol est victime d’un accident de voiture mortel et Vassily Kandinsky, venu se réfugier à Paris dès juillet 1933, décède des suites d’une longue maladie.
Au cours de ces quatre années, enfin, et malgré la débâcle, la vie artistique du pays connaît un événement riche d’avenir, c’est l’ouverture du « Musée national des arts modernes » au Palais de Tokyo. Louis Hautecœur, alors secrétaire général aux Beaux-Arts, n’ayant pas souhaité attendre un moment plus opportun pour l’inaugurer décide d’ouvrir quelques salles dans les locaux de l’Exposition internationale de 1937. Que la prudence ait conduit à une présentation consacrant un genre d’art typiquement « français » – Maillol et Despiau en tête, Braque, Bonnard, Delaunay et Derain instrumentalisés pour en magnifier les qualités –, excluant Picasso, les artistes étrangers, les surréalistes et les abstraits, signale malgré tout si ce n’est le poids de la censure qu’exerçait l’occupant, du moins celui de l’autocensure à laquelle les esprits se soumettaient.
Les quatorze séquences qui structurent l’exposition du Musée d’art moderne de la Ville de Paris s’offrent au visiteur comme un grand livre ouvert sur l’une des périodes les plus troubles de notre histoire. Son mérite est d’organiser une large réunion d’œuvres et de documents, parfois rares, qui permettent d’en avoir une saisie globale, dans un même temps et dans un même espace, de sorte à mesurer les jeux d’interaction des éléments mis en présence. Sa limite est de se présenter comme une encyclopédie affichée sur les cimaises sans que l’on puisse possiblement l’appréhender dans la totalité de sa profusion. Ce qu’elle révèle de la part d’ombre que nombre de tabous et d’interdits empêchaient encore de mettre en lumière constitue assurément le noyau dur d’une manifestation qui se veut d’abord et avant tout prospective par rapport au fait de création lui-même, du moins au regard de l’idée supérieure que, par-delà toutes les difficultés d’être en de tels temps, « créer, c’est résister ».
La fonction fondamentale de l’art
L’exemple qu’en donne l’exposition réside notamment dans ce « Salon des rêves de Joseph Steib », employé municipal de Mulhouse, artiste peintre amateur éclairé, qui exécute dans le secret de sa maison de Brunstatt plusieurs dizaines de tableautins dans un style naïf d’ex-voto cinglant le régime nazi et toutes les humiliations qu’il fait subir à ceux qu’il combat. L’exemple vient encore de la posture de certains « anartistes » maintenant le cap qu’ils se sont donné d’une quête existentielle en réaction contre tous les mots d’ordre, comme en témoignent parmi d’autres les œuvres de Dubuffet, d’Artaud, de Wols ou de Chaissac.
Bien plus qu’un simple devoir de mémoire ou qu’une démonstration didactique, l’exposition du musée parisien est l’occasion de souligner une fois de plus, par les forces créatives et prospectives qu’elle rassemble, la fonction fondamentale de l’art comme catharsis. Une façon aussi de proclamer haut et fort qu’aucune guerre ni aucune barbarie ne pourront jamais en étouffer l’impérieuse nécessité.
Voir la fiche de l'exposition : L'Art en guerre, France 1938-1947, de Picasso à Dubuffet
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L'art en guerre - Collaboration, isolement et résistances
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Abonnez-vous dès 1 €12 mars 1938 Annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie, dit « Anschluss ».
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8 mai 1945 Capitulation de l’Allemagne nazie.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°653 du 1 janvier 2013, avec le titre suivant : L'art en guerre - Collaboration, isolement et résistances