La Fondation Louis Vuitton présente une large rétrospective de l’artiste américain qui connut une période parisienne fondatrice dans son œuvre, entre 1948 et 1954.
Paris. Ellsworth Kelly (1923-2015) face à Henri Matisse (1869-1954) ? Les deux expositions présentées par la Fondation Louis Vuitton juxtaposent ces deux artistes séparés par plus d’un demi-siècle mais unis par leur amour de la couleur. Cependant, Kelly a un avantage significatif sur Matisse : à la Fondation, il est presque chez lui. En 2014, à peine un an avant sa mort, il a créé son ultime œuvre monumentale. Conçue pour l’auditorium, il s’agit d’un dispositif composé de cinq panneaux monochromes de formats différents dispersés dans l’espace, ainsi que d’un rideau de scène constitué de douze panneaux déclinant les couleurs de l’arc-en-ciel. Intitulée Spectrum VIII, cette œuvre rappelle la série « Spectrum » que l’artiste a réalisée à Paris en 1953. On pourrait même parler d’un hommage, car la période parisienne a profondément marqué la production artistique de Kelly. Débarqué en Normandie pendant la guerre, il a fait un bref passage dans la capitale française en 1944. Mais c’est en 1948, après avoir suivi des cours au Museum of Fine Arts de Boston (Massachusetts), qu’il s’est véritablement installé à Paris. Bénéficiant de la GI Bill (une bourse d’études pour les anciens combattants), il s’est inscrit aux Beaux-Arts mais a surtout fréquenté le Louvre. Pendant son séjour, il s’est lié d’amitié avec le sculpteur américain Alexander Calder et a visité les ateliers de Brancusi et de Hans Arp. C’est probablement de cette période que date son admiration pour Matisse et Monet. Sa visite à Giverny et sa contemplation des Nymphéas lui ont inspiré cette magnifique toile où le vert et le bleu semblent former un rideau flottant (Tableau vert, 1952).
Travail sur la couleur mais également travail sur la ligne. Partant de dessins d’objets simples tels que des ponts, des panneaux de signalisation et des fenêtres, il a commencé à « distiller les formes, à réduire la profondeur. Passant de la troisième à la deuxième dimension, il a simplifié une imagerie complexe en formes géométriques » (catalogue de l’exposition). La fenêtre, cette métaphore traditionnelle de la représentation picturale, a particulièrement attiré son attention. En 1949, Kelly en a réalisé plusieurs, dont la plus connue est Window, Museum of Modern Art, Paris. Pour cette construction peinte sur bois et toile, il a repris la structure et les proportions d’une fenêtre du Musée national d’art moderne de l’époque, aujourd’hui Palais de Tokyo. Cette transposition de la fenêtre aux dimensions de l’objet représenté s’inscrit dans ce qu’il appelle une approche « already made » (« déjà fait »), par opposition au ready-made duchampien, où l’objet choisi par l’artiste est proclamé œuvre d’art.
À ce sujet, Kelly écrit : « Après avoir construit Fenêtre avec deux toiles et un cadre en bois, j’ai réalisé que la peinture telle que je l’avais connue était terminée pour moi. À l’avenir, les œuvres devraient être des objets, non signés, anonymes. Partout où je regardais, tout ce que je voyais devenait quelque chose à réaliser ; tout devait être exactement ce que c’était, sans rien de superflu. C’était une liberté nouvelle : je n’avais plus besoin de composer. Le sujet était là, déjà fait, et tout était matière » (Notes de 1969). Remarquons toutefois l’ironie – volontaire ou non – de choisir, dans un endroit qui offre à l’œil de nombreux artefacts, une ouverture qui leur tourne le dos et qui conduit le regard vers l’extérieur. Ironie du destin encore : c’est quelques mois avant son décès que Kelly offre cette toile au Centre Pompidou.
De retour aux États-Unis en 1954, l’artiste s’installe à New York et commence à travailler dans le style du « hard-edge », terme qui signifie une limite nette ou une arête dure. Exécutée en rapport avec l’architecture, gardant le souvenir des gouaches découpées de Matisse, son œuvre prend un caractère monumental. La structure simplifiée se limite souvent à de grands formats irréguliers, des aplats de couleurs pures ou des noirs et blancs juxtaposés avec netteté, délaissant les compositions complexes. Ce rejet de la tension et de la gestualité expressionnistes associe Kelly à la tendance minimaliste, notamment à Frank Stella. Toutefois, dans de nombreuses toiles ou reliefs tels que Yellow Relief (1955) ou White Curves (1978), les formes austères, rectangulaires ou en courbes, situées sur le même plan, sont organisées de telle manière que « leurs limites précises se défont, créant une vibration optique qui empêche de se concentrer sur une forme, de déterminer si elle est figure ou fond » (Irving Sandler, Le Triomphe de l’art américain,éd. Carré, 1990). Entre peinture et sculpture, ces panneaux épais, des shaped canvas (aux châssis adaptés à la forme représentée), peuvent être incorporés au mur ou déployés sur le sol, interrogeant ainsi les limites du tableau. Le succès de Kelly est rapide. Non seulement il participe en 1959 à la célèbre exposition organisée par le MoMA « Sixteen Americans », mais dès 1957 le Whitney Museum of American Art lui achète une œuvre. Suivent de nombreuses expositions et collaborations avec des architectes, comme celle avec Frank Gehry. Enfin, deux aspects moins connus de la pratique de l’artiste sont à découvrir à la Fondation : la photographie, qui capture les infimes nuances de la lumière, et les collages, parfois humoristiques, réalisés à partir de cartes postales envoyées par Kelly lui-même.
Terminons toutefois sur les dessins de fleurs, thème partagé par Kelly et Matisse. Dans les deux cas, la feuille, la tige ou la nervure sont des formes épurées, dénuées de tout détail superflu, sur un fond débarrassé d’effets de parasitage. Cependant, malgré cette proximité formelle, les deux ensembles dégagent clairement des préoccupations divergentes. Chez le peintre français, le tissage entre les composants d’un dessin, la répétition d’une courbe ou d’une arabesque, créent des « chaînes » décoratives qui révèlent l’importance accordée à l’ornementation. Les plantes ou fragments de plantes stylisés de l’artiste américain semblent également isolés, autonomes, déréalisés. Il ne reste de l’objet que les contours, une forme vidée, une abstraction qui conserve en filigrane les traces de son passé.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°635 du 7 juin 2024, avec le titre suivant : Ellsworth Kelly, le minimaliste sensible