La Fondation Louis Vuitton rassemble, dans une mise en abyme inédite, les tableaux figurant dans le chef-d’œuvre d’Henri Matisse, « L’Atelier rouge ».
Paris. C’est un changement de cap. Immédiatement après le blockbuster qu’a été l’exposition de Mark Rothko, l’une de ces manifestations qui font la renommée de la Fondation Louis Vuitton, se présente une exposition plus modeste. Du moins en apparence car, avec une vingtaine d’œuvres accompagnées d’une documentation importante, l’ensemble centré autour de L’Atelier rouge d’Henri Matisse (1911, voir ill.) ne manque pas d’ambition, comme le souligne Bernard Arnault, président de la fondation : « L’exposition est exceptionnelle, moins par le nombre d’œuvres que par la réunion de tous ces chefs-d’œuvre figurant dans ce tableau et qui n’avaient pas été rassemblés au même endroit depuis longtemps. »
Ainsi, dans une vaste salle, le visiteur est face à cette toile de taille imposante qui représente l’atelier d’Henri Matisse (1869-1954), construit à Issy-les-Moulineaux en 1909. Peinte en 1911 pour décorer l’hôtel particulier de Sergueï Chtchoukine, elle est en quelque sorte l’autobiographie artistique du peintre. On y distingue – accrochés au mur ou posés sur des sellettes – onze travaux de Matisse. Puis, sur des cimaises, installées dans la même salle, on découvre les mêmes œuvres « en vrai ». Cependant, dans cette version du jeu des huit erreurs, on remarque que les reprises réalisées par l’artiste ne sont pas des copies à l’identique, mais des versions légèrement modifiées des originaux – proportions, intensité des couleurs.
L’un des enjeux de cette exposition, organisée par Ann Temkin, conservatrice en chef au Museum of Modern Art (MoMA) de New York et Dorthe Aagesen, conservatrice en chef au Statens Museum for Kunst (SMK) de Copenhague, est l’enquête qu’elle permet de réaliser. On utilise ce terme à dessein, car la lecture du catalogue permet de savoir non seulement tout sur l’œuvre phare de l’exposition, mais également sur l’atelier de Matisse, les rapports entre l’artiste français et son mécène, Chtchoukine – un récit détaillé sur les commandes que ce dernier passe à Matisse – ou encore le trajet de L’Atelier rouge avant son installation définitive au MoMA en 1949. Il s’agit d’un travail de recherche scrupuleux qui ne néglige aucun détail touchant de près ou de loin à cette œuvre. D’ailleurs, un chapitre très instructif du catalogue, où des spécialistes décortiquent, à l’aide des outils les plus récents, la « chair » de cette toile, est nommé « Peindre L’Atelier rouge : une enquête ».
Le catalogue est un bon outil pour le visiteur qui souhaite comprendre toute la particularité de ce rébus énigmatique qu’est cette œuvre fascinante de Matisse. Il peut certes faire l’impasse sur certains passages réservés aux historiens d’art, mais cette lecture lui permettra de mieux scruter la face visible de cette toile de Matisse et de « voir » ce qui est enfoui sous la surface recouverte de rouge dit « vénitien ».
À son stade initial, L’Atelier rouge était essentiellement peint en bleu – mélangé aux roses et aux ocres – comme l’a montré l’analyse approfondie effectuée en amont de l’exposition. Mais déjà, avec La Desserte rouge (ou L’Harmonie rouge, 1908) – également une commande de Chtchoukine –, Matisse réalisait le même type d’opération. Se sentant obligé de s’expliquer devant son mécène – ce dernier ayant demandé explicitement une composition peinte en bleu –, le peintre avançait un argument étonnant. Selon lui, cette modification était une nécessité : « Elle m’a paru insuffisamment décorative et je n’ai pu faire autrement que la reprendre » (Lettre de Matisse à Chtchoukine, 1908). Visiblement dépassé, Matisse, dont on connaît le caractère rationnel, avouait clairement le même désarroi au sujet de la transformation chromatique de L’Atelier rouge : « Je l’aime bien, mais je ne le comprends pas tout à fait. Je ne sais pas pourquoi je l’ai peint exactement comme cela » (extrait du catalogue).
Face à cette œuvre magistrale, le visiteur s’interroge également. Il comprend le choix par Matisse du thème de l’atelier, où l’artiste, invisible, laisse, dans une mise en abyme, des traces savamment étudiées de son activité. Il comprend également que recouvrir la quasi-totalité de la surface de la toile avec une seule couleur est une manière de brouiller l’illusion spatiale imposée par le cadre architectural. « Le mur rouge occulte l’épaisseur, le poids, le volume des corps… la couleur pure qui dissout l’impression est le facteur décisif de l’expression, souci essentiel de Matisse », écrit Pierre Schneider (Matisse, Flammarion). On assiste ainsi à une tentative de passage du tableau de chevalet à un panneau décoratif, un terme cher à Matisse.
Pourquoi ce besoin de remplacer le bleu par le rouge, un besoin d’autant plus incompréhensible que le parcours montre également La Fenêtre bleue (1913), où la couleur bleue remplit parfaitement le même rôle ? Intensité, luminosité, rappel des paysages édéniques noyés par le soleil ? C’est peut-être Mark Rothko, lui qui allait voir régulièrement L’Atelier rouge au MoMA, qui avait la clé du mystère.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°634 du 24 mai 2024, avec le titre suivant : Le pan de mur rouge de Matisse