PARIS
Dans une rétrospective riche de 115 œuvres, la Fondation Louis Vuitton montre l’évolution du peintre américain, depuis les thèmes sociaux des années 1930 jusqu’aux champs de couleurs vibrantes des dernières décennies.
Paris. Se déployant sur tous les étages de la Fondation Louis Vuitton, les toiles de Mark Rothko (1903-1970), de structure similaire, sont immédiatement identifiables par les visiteurs. Partout, la couleur, appliquée généralement en glacis transparents, fait surgir des configurations rectangulaires, superposées symétriquement sur un fond quasi monochrome. Les formes, aux contours flous et apparemment mouvants, sont comme des nappes chromatiques d’une luminosité irradiante. Aucune indication sur la genèse du tableau, aucune trace de pinceau, aucune touche gestuelle n’en signale le processus. La dissolution de la structure à ses extrémités crée un effet propre à la méditation : la couleur se perd dans l’espace. Paysages sans limites qui résistent à la possibilité d’être parcourus par un regard, plaines étendues à l’infini qui restent inaccessibles au spectateur progressivement saisi d’un sentiment de religiosité indéterminée. Quand on sait les origines juives de l’artiste, on songe à cette esthétique non figurative, aux descriptions du Saint des saints judaïque comme un lieu vide ouvrant sur le néant, ou encore à la naissance d’un monde messianique, un monde qui, selon le Zohar, « sera un monde sans images ».
Et pourtant, malgré cette avalanche chromatique, le peintre au goût prononcé pour le paradoxe a déclaré de façon provocante ne pas être un « coloriste ». Simple coquetterie ? Plutôt refus catégorique de cette tendance à assimiler l’abstraction de type « color field » (champ de couleur) à un art décoratif et hédoniste. Cette défiance vis-à-vis de la décoration est au fondement de l’œuvre de Rothko. Le peintre déclare déjà en 1943 : « Il n’existe pas de bonne peinture qui ne parle de rien. Le sujet est essentiel et le seul sujet valable est celui qui est hors temps et tragique. »
Le succès grandissant de la période désormais classique (1949-1970) occulte les débuts artistiques de Rothko, qui se situent dans les années 1930. S’orientant vers des thèmes sociaux, il les traite dans un style expressionniste. Par la suite, comme d’autres créateurs, Rothko travaille dans le cadre du « Federal Art Project » (1935-1943), ce programme de l’administration américaine venant en soutien des arts visuels dans le cadre du New Deal.
Le parcours chronologique proposé par la Fondation accorde une place importante aux œuvres qui datent de cette période. Placées dans les galeries inférieures, moins hautes de plafond, ces images situées dans un cadre urbain, ces visions aux couleurs assourdies semblent enchâsser un secret. D’un espace sans profondeur, construit à partir de bandes horizontales et verticales, émergent des êtres humains dont on aperçoit rarement le visage. Les personnages, anonymes, sont traités comme des figures oniriques dans un univers à deux dimensions. La lumière est tamisée, l’atmosphère, grisâtre, et les teintes en demi-ton permettent à peine de distinguer les formes, simplifiées à l’extrême.
Rothko se plaît à représenter la ville d’en bas, le subway et ses stations souterraines. Cependant, aux images d’une foule qui se disperse dans le chaos, se substituent des silhouettes silencieuses évoluant dans un univers aux structures géométriques (The Subway, 1937 [voir ill.]). Puis, insatisfait de ses figures humaines dans un paysage urbain, l’artiste s’éloigne progressivement de la représentation du quotidien et cherche un moyen d’exprimer ce qu’il appelle le sentiment du tragique universel. Puisant dans la mythologie et la littérature, il ne s’agit pas pour l’artiste, malgré des titres explicites comme Antigone (1939) ou Sacrifice d’Iphigénie (1942), de mettre en image des récits particuliers, mais d’atteindre ce qu’il appelle « l’esprit du mythe » (The Omen of the Eagle, « augure de l’aigle »1942).
Sur le plan plastique, si l’empreinte de Picasso est indiscutable, c’est à l’arrivée des surréalistes aux États-Unis pendant la guerre que le style de Rothko doit son véritable bouleversement. Masson, Tanguy, Matta ou Miró, par leur pratique de l’automatisme, apportent les moyens picturaux nécessaires à l’expérimentation, avec des images où les sujets se fragmentent et subissent des mutations biomorphiques. Les toiles du peintre américain se remplissent d’hybrides que l’on ne peut classer avec certitude parmi les végétaux ou les animaux, de formes de vie primitive dont l’engendrement semble échapper à tout contrôle (Slow Swirl at the Edge of the Sea [« tourbillon lent au bord de la mer »], 1944).
Dès 1947, Rothko évacue tout signe calligraphique ou tout contour dessiné afin d’organiser la surface de la toile à l’aide de formes colorées. Pendant deux ans, dans ce cycle dénommé « Multiformes », le peintre recouvre les divers supports, toiles ou papiers, de formes qui semblent flotter sur leur surface. Les configurations amorphes deviennent plus régulières et la structure générale est moins diffuse, plus affirmée. Touchantes, ces œuvres semblent mettre à nu les tâtonnements, voire les hésitations du peintre.
La qualité de la luminosité, expérimentée auparavant avec l’aquarelle, contribue à l’aspect éthéré de la couleur, même quand Rothko emploie des tonalités saturées ou des matières veloutées. La toile se transforme en un mur de couleurs stratifiées qui vibrent. D’un tableau à l’autre, le peintre agrandit le format avant d’arriver à une échelle monumentale et de réduire la disparité entre la matérialité de l’œuvre et le corps du spectateur. « Un grand tableau est une transaction immédiate : on y entre de plain-pied »,écrit-il, ajoutant : « Je voulais créer un lieu. »
Le spectateur découvre les différentes combinaisons de lumière qui se dégagent de ces œuvres : éclatantes au début, assombries dans ce stupéfiant ensemble qu’est le « Seagram Murals » (1958-1959), ou foncées avec les derniers tableaux où les noirs et gris évoquent inévitablement des rideaux fermés.
Une peinture en quête d’absolu, une peinture réduite à elle-même ? Ou, peut-être, une tentative d’instaurer une dialectique tendue à l’extrême entre la matérialité picturale et la recherche d’une spiritualité.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°621 du 17 novembre 2023, avec le titre suivant : Mark Rothko, la couleur en majesté