Événement de ce mois d’octobre, la Fondation Louis Vuitton consacre une rétrospective au peintre américain. Voici quelques éléments pour aborder l’œuvre de cet artiste majeur du XXe siècle.
L’apport décisif de Mark Rothko (1903-1970) dans l’histoire de l’art résulte de sa conception, totalement nouvelle, des rapports entre la peinture et celui qui la regarde. Fusionnelle, cette rencontre contient en elle les ferments fondamentaux de l’existence humaine, soit « le tragique et l’extase ».
Commissaire associé de l’exposition organisée par la Fondation Louis Vuitton, son fils Christopher Rothko, « gardien » de sa mémoire, assure pour sa part que « si Rothko était là aujourd’hui, il vous enjoindrait […] d’arrêter de vous demander où il achetait ses couleurs, s’il portait ou non ses lunettes pour peindre, ou de vous informer sur l’éclairage de l’atelier. Regardez la peinture. […] Mon père ne vous demande pas de vous préoccuper de la façon dont il l’a réalisée, il veut que vous fassiez l’expérience de ce qu’il a lui-même éprouvé en l’exécutant. Il ne veut pas d’un étudiant, ni d’un observateur, il a besoin d’un cocréateur. »
Mark Rothko est connu pour être l’un des principaux représentants de l’expressionnisme abstrait, mouvement incarné après-guerre par un groupe de peintres américains. Cependant, avant de se caractériser par les formes simplifiées aux couleurs intenses de la maturité, sa peinture n’a cessé d’évoluer. Quatre périodes se distinguent ainsi dans son œuvre, explique le critique d’art Jacob Baal-Teshuva : les débuts marqués par le réalisme (1924-1940), l’influence du surréalisme (1940-1946), une parenthèse transitoire (1946-1949) et, enfin, les deux décennies dites classiques (1949-1970). Au cours des années 1930, les figures étaient encore très présentes dans ses tableaux. Durant cette première période, il peint des paysages, des scènes d’intérieur, des natures mortes et les fameuses Subway Paintings, une série dans laquelle l’artiste tente de saisir la solitude moderne de la vie dans les grandes villes. L’espace souterrain du métro prend une dimension métaphysique, tandis que l’univers anxiogène de ces tableaux empreints de mélancolie annonce l’infléchissement surréaliste à venir.
Rothko était un intellectuel et un homme très cultivé. Grand mélomane (avec une prédilection pour la musique de Mozart et de Schubert), lecteur curieux, passionné par la pensée nietzschéenne, il s’est également intéressé à la philosophie grecque. En 1943, alors que la société occidentale, dévastée par la guerre qui fait rage, traverse une grave crise morale, il détaille les raisons de son intérêt pour les sujets mythologiques auxquels sont consacrés plusieurs de ces tableaux. Rothko cherche alors dans les mythes archaïques un registre métaphorique capable d’évoquer la violence. Très impressionné par l’Orestie d’Eschyle, il en transpose plusieurs épisodes qui font écho à la barbarie contemporaine. À propos de The Omen of the Eagle (1942), il déclare : « Il ne s’agit pas de cette histoire en particulier mais de la nature même du mythe […], un panthéisme qui unit l’homme, l’oiseau, l’animal et l’arbre – le connu et le connaissable – en une seule idée tragique. » La figure de l’aigle renvoie à l’ambivalence de nos émotions, entre vulnérabilité et pulsions agressives.
« Son processus, note Christopher Rothko, était de nature additive, impliquant une conversation active avec l’art de ses prédécesseurs. Il l’avait totalement absorbée, donnant ainsi naissance à une conception nouvelle, mais toujours saturée par l’esprit et une grande part du contenu de ce qui avait précédé. » En 1949, on sait que Rothko tombe en arrêt devant L’Atelier rouge de Matisse au MoMA, à New York. Avec son grand bain d’écarlate, la toile récemment acquise par le musée américain le fascine. Il l’étudie des mois durant. « Quand vous la regardez, disait-il, vous devenez cette couleur, vous êtes complètement saturé par elle. » La même année, il découvre les fresques de Fra Angelico au couvent San Marco. C’est à cette époque qu’apparaissent dans son travail les grands aplats de couleur fine et diluée caractéristiques de ses Multiformes, emblématiques de son glissement vers l’abstraction. Entre exercice d’admiration et épiphanie, il peindra plus tard son Homage to Matisse (1954).
« Une peinture n’est pas la représentation d’une expérience. C’est l’expérience même », écrit Mark Rothko (Mark Rothko, Flammarion). Ainsi qu’il le précise, il n’a pas recours aux « procédés illusionnistes tels que la perspective linéaire ». Ses tableaux, pour lesquels « il fabriquait ses propres couleurs à partir de pigments secs mélangés à un grand nombre de liants sont des espaces qui s’adressent à notre sens du toucher », rappelle Christopher Rothko. Objets en soi, ils représentent leur propre réalité, ce que vient souligner dès 1946 le renoncement aux cadres et autres baguettes dorées, trop décoratives. La confrontation directe, tangible, avec la peinture crée les conditions sensorielles d’une rencontre avec l’œuvre. Une série de portails favorisaient ce processus, analyse Christopher Rothko, comme autant de « multiples strates translucides – entre dilatation et concentration, opacité et réflexion, surface et profondeur –, d’infinies variantes de tons, de valeurs, d’accords et de dissonances maintenues mouvantes ou savamment résolues ».
Au-delà des catégories figuratives ou abstraites, la peinture de Rothko vise avant tout à susciter des émotions. En gagnant en monumentalité, ses toiles où flottent des blocs de couleur comme des nuages aux contours flous englobent le spectateur dans les vibrations de leur luminosité. Impressionnés par ce phénomène, les Ménil, un couple de collectionneurs, passent commande à l’artiste, en 1964, de plusieurs muraux destinés à une chapelle qu’ils souhaitent ériger au sein de l’Université catholique de Houston. Cette commande hors norme incite Rothko à se dépasser. Conçue dans son nouvel atelier new-yorkais, une ancienne remise à fiacres haute de 15 m sous plafond, elle donne lieu à un ensemble de quatorze œuvres, dont trois triptyques, pour lequel le peintre adopte une palette sombre. Des monochromes opaques aux bords nets apparaissent pour la première fois dans son travail. Achevé en 1967, ce sera son ultime chef-d’œuvre. La Rothko Chapel ouvre au public en 1971, un an après la mort de l’artiste.
Folio histoire n° 334, 352p / 9,70 €
Une biographie riche et accessible, qui permet de mieux saisir la personnalité de l’artiste.
La chaîne ARTE propose un documentaire retraçant le parcours de cet artiste originaire de Dvinsk et devenu l’un des maîtres de l’expressionnisme abstrait. Diffusé sur la chaîne le dimanche 12 novembre.
Disponible sur arte.tv du 5/11/2023 au 9/02/2024.
Documentaire de Pascale Bouhenic, coproduit par ARTE France et Cinétévé (France.2023.52mn).
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°768 du 1 octobre 2023, avec le titre suivant : Décrypter l’œuvre de Rothko