PARIS
Effondré de douleur, Sergueï Chtchoukine s’est enfermé, au début du XXe siècle, dans la collection des avant-gardes parisiennes. Dispersée dans les musées russes après la Révolution de 1917, cette collection sera de nouveau réunie cet automne à la Fondation Vuitton.
Fondée en 1703 par Pierre le Grand, capitale de l’Empire russe de 1712 à 1917, successivement appelée Saint-Pétersbourg, puis Petrograd jusqu’en 1924, et enfin Leningrad, la deuxième ville de Russie a retrouvé son nom originel en 1991. Son urbanisme à l’esthétique d’origine étrangère, pour l’essentiel française, en a fait un joyau de l’architecture du XVIIIe. La Neva qui la traverse et la perspective Nevski qui en compose l’axe majeur offrent à voir à toutes les saisons un paysage urbain unique en son genre. Son Musée de l’Ermitage est à l’égal des plus grandes institutions internationales par la richesse incroyable de ses collections anciennes et modernes. Capitale de la Fédération de Russie, Moscou – qui est la plus grande ville d’Europe – est pareillement riche d’un patrimoine architectural dont le Kremlin, la place Rouge, la cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux sont notamment les fleurons. Le Musée Pouchkine et la Galerie Tretiakov y conservent des trésors de l’art européen qui en font des places incontournables, notamment pour la période charnière de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.
Autant dire que tout amateur d’art digne de ce nom se doit un jour de visiter l’une comme l’autre de ces deux villes, comme il le fait du Louvre, de la National Gallery de Londres, du Rijksmuseum d’Amsterdam ou du Vatican et de tant d’autres. À considérer plus particulièrement le contenu des collections russes de Saint-Pétersbourg et de Moscou en matière d’art moderne, le visiteur apprend très vite qu’elles sont pour l’essentiel le fait de deux collectionneurs, Sergueï Chtchoukine (1854-1936) et Ivan Morozov (1871-1921). Tous deux issus de familles de marchands orthodoxes vieux-croyants ont véritablement raflé une bonne part de la production artistique européenne de l’impressionnisme aux avant-gardes des années 1910, en passant par le symbolisme, le fauvisme, l’expressionnisme et le cubisme. Sur les plus grands artistes de ces mouvements, ils ont jeté leur dévolu, acquérant d’eux les œuvres les plus magistrales à une époque où celles-ci n’étaient pas encore considérées, voire violemment combattues. Mais si le premier ne suivait que son intuition et aimait montrer ce qu’il avait, le second avait besoin de conseils et sa collection n’était connue qu’au travers des revues.
Le modernisme parisien en Russie
Né à Moscou, troisième d’une fratrie de dix enfants d’un riche industriel du textile, Sergueï Chtchoukine fait ses études supérieures en Allemagne, à l’école de commerce de Gera, en Thuringe. Très vite, il s’impose comme l’un des négociants les plus aguerris au point d’être surnommé « ministre du Commerce de Moscou ». En 1882, doté d’une belle fortune, il achète le palais Troubetskoï, une imposante bâtisse de style baroque construite en 1766, ancien hôtel particulier du gouverneur de Moscou. Après la mort de son père, il prend la présidence de la société par actions I. V. Chtchoukine & Fils et commence sa collection au milieu des années 1890, prenant l’habitude de venir régulièrement à Paris pour visiter salons, expositions et ateliers.
Dès 1898, il acquiert ainsi deux premiers Monet à la galerie Durand-Ruel pour en posséder finalement une douzaine quinze ans plus tard, dont une étude du Déjeuner sur l’herbe (1865, Musée Pouchkine), Jeanne-Marguerite Lecadre au jardin (1866, Musée de l’Ermitage) et deux Cathédrales de Rouen (1892 et 1893, Musée Pouchkine). Ces dernières sont pour Malevitch l’occasion de rédiger un texte essentiel, destiné à ses étudiants de l’École de Vitebsk, témoignage de l’influence exercée sur lui par le peintre des séries : « En regardant un jour la collection Chtchoukine… », l’auteur du Carré noir fait un constat déterminant : « Si Claude Monet avait absolument besoin des plantes picturales qui poussaient sur les murs de la cathédrale, par contre, on peut dire qu’il considérait le corps même de cette cathédrale comme les plates-bandes des surfaces-plans sur lesquelles poussait cette peinture nécessaire. » Et Malevitch de poursuivre : « Lorsque l’artiste peint, il plante de la peinture et l’objet lui sert de plate-bande : il doit alors semer la peinture de manière à ce que l’objet disparaisse, car c’est de lui que sortira la peinture que voit l’artiste. » Sans le savoir, Chtchoukine contribuait ainsi à l’élaboration de la peinture suprématiste.
De la période moderne, Chtchoukine possède entre autres des œuvres de Sisley, telle une vue de Villeneuve-la-Garenne (1872, Musée de l’Ermitage), un magnifique pastel de Degas, des Lilas (1889, Musée de l’Ermitage) de Van Gogh, des peintures de Gauguin comme le puissant Aha oe feii ? (Eh quoi ! tu es jalouse ?) (1892, Musée Pouchkine), des tableaux de Signac, de Lautrec ou de Cézanne, à l’exemple de cette impressionnante Dame en bleu (1900, Musée de l’Ermitage). Au fil du temps, Chtchoukine entretient d’excellentes relations avec les marchands incontournables que sont alors Paul Durand-Ruel, les frères Bernheim et Ambroise Vollard et que sera plus tard Daniel-Henry Kahnweiler.
Matisse et Picasso
Au début du nouveau siècle, le collectionneur vit une véritable tragédie : en 1905, l’un de ses fils jumeaux se suicide, sa mère meurt deux ans après ; l’année suivante un autre de ses fils met fin à ses jours à Paris et, en 1910, le second jumeau se donne la mort à son tour. Une situation insupportable à laquelle réplique Sergueï en se réfugiant corps et âme dans sa passion pour la peinture. Il ne vit que pour elle, à l’affût de tout ce qui compte de nouveautés, rencontre les artistes qui font l’actualité du temps – celui du fauvisme et de l’expressionnisme aussitôt suivi du cubisme – et choisit de les accompagner. Matisse et Picasso en tête.
Au premier, dont il passera pour être l’un des plus fidèles protecteurs et dont il achètera au total plus d’une trentaine de toiles, Chtchoukine va notamment passer commande pour la décoration de son palais. Les deux compositions de La Danse et de La Musique (1909-1910, Musée de l’Ermitage) auxquelles l’artiste travaille d’arrache-pied pendant un an dans son atelier d’Issy-les-Moulineaux, sont de purs chefs-d’œuvre. L’extrême simplification des figures nues et roses sur fond bichrome vert et bleu dépasse toute investigation fauve pour atteindre un degré supérieur d’absolu. L’installation de ces tableaux à Moscou chez leur commanditaire, en décembre 1910, après avoir été présentés au Salon d’Automne à Paris, affole pareillement les visiteurs. Dans sa magistrale monographie consacrée à l’artiste, Pierre Schneider note qu’« un chroniqueur décrit les “incessantes explosions d’indignation, de rage, de moqueries”, provoquées par les “couleurs criardes, venimeuses”, la “cacophonie diabolique”, les “formes choquantes et hideuses” de ces “panneaux naïfs, cannibalistes”. C’est dire si Chtchoukine avait non seulement du mérite mais de l’audace à avoir demandé à Matisse une telle décoration. De tous les Matisse qu’il posséda, La Conversation (1911, Musée de l’Ermitage) est une œuvre sublime – « le » chef-d’œuvre peut-être de Matisse. À son propos, le collectionneur écrivait au peintre : “J’ai votre Conversation devant moi. Elle est comme une icône”. » Tout est dit.
Si Chtchoukine s’intéressa aussi à d’autres fauves comme Albert Marquet (Honfleur, 1911, Musée Pouchkine) ou André Derain (Portrait d’un inconnu au journal (Le Chevalier X), 1911-1914, Musée de l’Ermitage), il montra surtout pour le cubisme un intérêt appuyé, notamment pour Picasso dont il détenait en 1914 pas moins de cinquante tableaux. Les deux versions de la Fermière (en buste) et de la Fermière (en pied) (1908, Musée de l’Ermitage) en disent long du parti pris radical du collectionneur et de la prescience de son regard. Tout comme ce tableau déterminant de l’histoire du cubisme, Trois femmes (1908, Musée de l’Ermitage), qui n’avait pas échappé à l’œil averti de Gertrude Stein lors d’une visite à l’atelier du peintre, au Bateau-Lavoir.
La fin d’un rêve
1914, la guerre éclate en Europe. Chtchoukine se voit privé de toute communication avec la France : c’en est fini des allers-retours à Paris, des visites d’ateliers et des moments passés chez les marchands. Il décide alors de faire profiter de sa collection le public moscovite en ouvrant sa maison tous les dimanches. Artistes, étudiants, critiques et amateurs d’art confondus s’y retrouvent et découvrent pour la plupart ce qu’il en est tant d’une histoire de l’art telle qu’elle s’est écrite depuis l’impressionnisme que d’une production plus fraîchement contemporaine. L’incidence est considérable auprès de la jeune avant-garde russe dont la vision de l’art se trouve confortée par le soin d’une remise en question permanente des acquis.
La révolution de février 1917 advenue, Sergueï Chtchoukine est nommé membre de la commission de transformation du Kremlin en une Acropole des musées, le sien inclus. Il est somme toute ravi de cette destination mais la Révolution d’octobre 1917 et l’arrivée au pouvoir de Lénine font virer au cauchemar tous ses rêves. Obligé de fuir son pays, il voit sa collection et son palais devenir propriétés du peuple et constituer à Moscou le « Premier Musée de peinture occidentale moderne ». Simple mais durable compensation historique.
27 mai 1854 : Naissance de Sergueï Ivanovitch Chtchoukine à Moscou
1878 : Rejoint l’entreprise familiale « Chtchoukine et fils »
1895 : Début de sa collection
1897 : Achète son premier Monet, Les Lilas au soleil
1909-1910 : Commande La Danse et la musique à Matisse et achète son premier Picasso
1914 : Sa collection compte 258 tableaux
Janvier 1936 : Décède à Paris
La Fondation Louis Vuitton accueille cent trente œuvres de la collection du mécène russe Sergueï Chtchoukine, soit la moitié de l’ensemble des tableaux recueillis par ce défenseur de l’art moderne entre 1895 et 1914. Avec les prêts du Musée de l’Ermitage et du Musée des beaux-arts de Pouchkine, l’exposition réunit les figures majeures du début du XXe siècle : Monet, Matisse, Cézanne, Van Gogh ou encore Gauguin ainsi que des artistes de l’avant-garde russe (Malevitch, Rodtchenko, Tatline). Du 22 octobre 2016 au 20 février 2017
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Chtchoukine de retour à Paris
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Abonnez-vous dès 1 €du 22 octobre 2016 au 20 février 2017. Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma-Gandhi, Bois de Boulogne, Paris-16e. Ouvert du lundi au jeudi de 12 h à 19 h, nocturne le vendredi jusqu’à 23 h, le week-end de 11 h à 20 h. Fermé le mardi. Tarifs : 16 et 10 €. www.fondationlouisvuitton.fr
Légende Photo :
Henri Matisse, La Desserte, Harmonie en rouge, printemps-été 1908, huile sur toile, Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg. Courtesy Musée d’État de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°693 du 1 septembre 2016, avec le titre suivant : Chtchoukine de retour à Paris