Art moderne

Duchamp « pour les nuls »

Par Amélie Adamo · L'ŒIL

Le 28 juin 2018 - 1056 mots

PARIS

À l’occasion du 50e anniversaire de la mort de Marcel Duchamp, Rouen rend hommage à l’artiste à travers une exposition qui a pour objectif de rendre accessible au grand public l’œuvre complexe du père de l’art contemporain. Chiche !

1 - Ready-Made

L’image la plus commune que l’on a de Duchamp ? Le ready-made. Un objet usuel, « tout fait », détourné, titré et signé, promu œuvre d’art. Avec Porte-bouteilles ou l’urinoir Fontaine, Duchamp repousse les frontières de l’art. Il met à l’épreuve les limites de jugement d’une institution qui se prétend ouverte à tout mais qui en réalité censure, du Salon des indépendants parisien à la Société des artistes indépendants new-yorkaise qui refuseront deux de ses œuvres, et il renverse les valeurs traditionnelles : savoir-faire, bon goût, unicité. La diffusion du ready-made dans l’art contemporain a fait de Duchamp le père de l’anti-art et du néo-dada qui cultivent la posture de la provocation, de l’objet trouvé au hasard et exposé tel quel. Mais cette lecture est réductrice : souvent, le ready-made n’en est pas un et se trouve « assisté » ou « rectifié », l’objet demeurant choisi en fonction de sa forme et façonné par l’artiste. Nourrie du reste par diverses sources, scientifiques, artistiques ou littéraires, l’œuvre de Duchamp se veut complexe et polymorphe, relevant d’une grande habilité manuelle et explorant divers médiums.

2 - Reproduction

Avec La Boîte verte et La Boîte-en-valise, qui contiennent des reproductions miniatures de ses œuvres et diverses notes préparatoires, Duchamp pose la question de la diffusion et de la reproduction de l’œuvre d’art. Une question fondatrice puisque, de façon récurrente, l’artiste reproduit et accepte que d’autres reproduisent ses œuvres. Tirant les conséquences des bouleversements produits depuis le XIXe siècle en termes de reproductibilité technique, Duchamp relativise la valeur de l’unicité en reconnaissant la reproduction comme aussi importante que l’objet unique. Il considère l’art comme chose mentale : tel un schéma mathématique ou une machine, l’œuvre peut être reproduite. Il ouvre une voie essentielle à l’art contemporain : conceptuel, Duchamp voit dans l’idée et le processus un aspect essentiel de l’œuvre. Mais s’il remet en question l’originalité liée à la main de l’artiste, la perfection, la précision et le contrôle des copies demeurent pour lui fondamentaux.

3 - Erotique

L’érotisme pour Duchamp, c’est un « isme » de l’art, une base qui sous-tend son travail. Nombreux sont les nus peints, dessinés ou gravés qui révèlent la riche culture visuelle de l’artiste et son désir de dépasser naturalisme ou anecdote, du cubo-futuriste Nu descendant l’escalier aux gravures de la série des Amants, inspirées des maîtres anciens et dont le sujet provocateur est mis à distance par un style dépersonnalisé. Mais l’érotisme revient aussi dans des perspectives autres qui ouvrent de nouvelles voies à la peinture. Ainsi du Grand Verre et d’Étant donnés avec lesquels Duchamp invente tantôt une vision abstraite et conceptuelle, projection d’une quatrième dimension invisible qui interroge le corps machine, tantôt un environnement illusionniste qui fait du spectateur le voyeur d’une scène de crime sexuel. Dans d’autres pièces, enfin, comme Prière de toucher, Duchamp dépasse le caractère rétinien de la peinture occidentale, fondée sur la perspective et la mise à distance du regard, pour explorer une dimension plus tactile : un sein en latex invite au contact.

4- Mouvement

Déjà, en peinture, maints tableaux évoquent la fascination de Duchamp pour le mouvement, la vitesse, la machine. Ainsi du Nu descendant l’escalier dont l’aspect futuriste, qui représente des phases arrêtées du mouvement, lui vaudra d’être rejeté au Salon des indépendants. S’intéressant à l’optique, Duchamp réalise aussi des œuvres en mouvement qui créent une forme d’hypnose : la machine Rotative plaques verre, les « disques optiques » peints sur papier ou le film Anémic cinéma donnent à voir des effets tournoyants de stries et de spirales. Mais la question du mouvement, c’est aussi celle du déplacement, qui se matérialise par l’idée du voyage. Duchamp voyageait beaucoup et certaines œuvres font référence à cette question, comme le ready-made Pliant de voyage ou l’œuvre Sculpture de voyage qui a été reconstituée : faite de lanières de bonnets de bain découpés, à tendre dans l’espace avec des câbles, cette œuvre pouvait être emportée dans une valise et était montée par Duchamp dans la cabine de son bateau ou son appartement à Buenos Aires.

5 - Langage

Membre du Collège de pataphysique, influencé par Alfred Jarry, Alphonse Allais, Stéphane Mallarmé et Raymond Roussel, dont les recherches vont de l’ascèse verbale au langage populaire ou grotesque, Duchamp utilise le langage comme un matériau qu’il intègre dans son travail : humour et jeux de mots, calembours et contrepèteries. Déjà avec le ready-made, Duchamp ajoute souvent des mots à la création, comme avec « En avance du bras cassé » inscrit sur une pelle à neige ou l’iconoclaste « LHOOQ » accompagnant une reproduction de la Joconde affublée d’une moustache. Il crée de même, en 1920, son alter ego féminin « Rrose Sélavy », signant de ce pseudonyme des productions souvent liées au langage comme Fresh Widow (French Window). Sceptique vis-à-vis du langage, Duchamp n’utilise pas ces mots comme des titres qui figeraient le sens mais en use au contraire pour mener le spectateur ailleurs et ouvrir le sens des œuvres à des lectures diverses et énigmatiques.

6 - Famille

De son vivant, en 1967, Duchamp est commissaire d’une exposition « Les Duchamps » qui montre le travail de ses frères et sœur artistes, Jacques Villon, Raymond Duchamp-Villon et Suzanne Duchamp. Cette notion de famille est importante pour comprendre l’art de Duchamp. S’étant construit avec ses frères et sœurs, Duchamp partage avec eux un goût pour les avant-gardes, proche du groupe de Puteaux et s’intéressant aux avancées formelles, du cubisme à l’abstraction. Il partage aussi l’humour et une même passion pour les jeux de mots et la pratique des échecs. On retrouve ainsi dans sa peinture, ses gravures et dessins, des représentations de ses frères jouant aux échecs ou de ses sœurs faisant de la musique. Par ailleurs, les bases de la pensée de Duchamp, comme celle de ses frères et sœurs, sont jetées dès l’enfance, grâce au grand-père maternel Émile Nicolle, grand graveur qui initie la fratrie à l’art et à la gravure, leur transmettant une riche culture visuelle et un savoir-faire dans la maîtrise du trait, précis et virtuose.
 

Le site officiel dédié aux manifestations liées à Duchamp à Rouen : www.duchamp-dans-sa-ville.com

ABCdère Marcel Duchamp, Flammarion/Musées de Rouen Normandie, 160 p.,  25 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°714 du 1 juillet 2018, avec le titre suivant : Duchamp "pour les nuls"

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