Visible à Paris de manière exceptionnelle, la Fuite en Égypte peinte par Annibale Carrache a servi de référence à toute une génération de peintres de paysage, parmi lesquels Nicolas Poussin.
C'est l’une des peintures phares de l’exposition. Prêtée exceptionnellement par la galerie Doria Pamphilj, une prestigieuse collection privée logée dans un luxueux palais romain, cette grande lunette appartient à un cycle décoratif consacré à la vie de la Vierge. L’ensemble a été peint à partir de 1601 par Annibale Carrache pour le palais du cardinal Aldobrandini, grand mécène romain. Mais avec la Mise au tombeau du Christ, la Fuite en Égypte est la seule à avoir été peinte exclusivement de la main d’Annibale Carrache. Les autres toiles ont été achevées par L’Albane alors que le maître souffrait déjà d’un mal incurable qui l’emportera en 1609.
Pour les historiens de l’art, cette version d’un thème iconographique courant, la fuite en Égypte, est avant tout une œuvre clé dans l’histoire de l’invention du paysage idéal. Hormis la référence au texte biblique, il n’y a en effet rien de réaliste dans ce tableau savamment composé. Tiré de l’Évangile selon saint Mathieu, l’épisode retranscrit la fuite de la Sainte Famille vers l’Égypte, après que Joseph a été averti en songe de l’imminence du massacre des Innocents. Averti de la naissance du roi des juifs, Hérode ordonne en effet de tuer tous les enfants de moins de deux ans. Joseph, Marie et Jésus prennent donc la fuite. Mais ici, la gravité du sujet est atténuée par un cadre de nature bucolique, plus inspiré par la campagne romaine que par les paysages égyptiens. Sans perdre en solennité, le moment choisi par Carrache est pourtant anecdotique. Le convoi reprend en effet sa route après avoir permis à l’âne de se désaltérer au bord d’une rivière. Le groupe de figures, placé au centre de la composition, semble toutefois perdu dans l’immensité de cette nature luxuriante et harmonieuse.
Une représentation décisive
Si le monument en arrière-plan évoque le château Saint-Ange de Rome, rien n’est vraiment réel dans ce tableau qui aurait pu n’être qu’une peinture de genre ou de paysage. Mais Carrache, talentueux dessinateur et grand observateur de l’art de Raphaël et de la sculpture antique, parvient à lui donner une telle solennité que son statut de peinture d’histoire ne peut lui être contesté. Y est ainsi défini le modèle du paysage idéal : une retranscription descriptive mais pourtant idéalisée de la nature, recomposée en atelier pour servir de cadre à des actions mythologiques ou religieuses dans un espace simplifié, constitué d’une succession de plans horizontaux. Soit une conception très intellectuelle de la peinture susceptible de mettre en accord le paysage avec la grandeur du sujet.
Très observé, ce tableau aura une influence décisive sur l’art du paysage classique. Dans son Paysage avec la fuite en Égypte – le titre dénote d’une inflexion significative de l’iconographie –, Le Dominiquin poursuit encore cette démarche. Le sujet, absorbé par la nature, y est cette fois-ci relégué dans l’angle inférieur droit du tableau. Longtemps attribué à Carrache, Le Repos pendant la fuite en Égypte aujourd’hui donné à L’Albane (vers 1607), variante d’un tondo conservé à Saint-Pétersbourg, a été peint à la même époque que la lunette Aldobrandini. Mais il témoigne d’une soumission plus forte de L’Albane à la rhétorique de l’histoire sainte, les personnages étant figurés de manière monumentale dans un paysage fantaisiste, mêlant des palmiers aux feuillus européens.
Un écho plus fort hors de Rome
Si les suiveurs de Carrache ont retenu sa leçon, cet art ne fera pourtant guère école à Rome, où l’exubérance décorative baroque de Pierre de Cortone emporte l’adhésion. Cette leçon classique, déclinée en peinture de cabinet, trouvera pourtant un écho chez d’autres artistes, dont Nicolas Poussin. Ce dernier déclinera le thème à plusieurs reprises. Mais la grande Fuite en Égypte, entrée récemment en dépôt dans les collections du musée des Beaux-Arts de Lyon après avoir été acquise par le Louvre, n’a pas fait le déplacement à Paris. Datée de 1657, elle est en effet hors de la période considérée par l’exposition.
C’est pourtant après 1650 que Poussin exprimera avec le plus de vigueur son goût pour le paysage, comme l’illustre Orphée et Eurydice du musée du Louvre. L’acmé est atteinte avec le cycle des Quatre Saisons peint entre 1660 et 1664 pour le duc de Richelieu, petit-neveu du cardinal du même nom. Dans ces quatre grandes toiles, la nature, désormais en proie à l’exubérance, semble reprendre ses droits et refuser d’être disciplinée par le pinceau de l’homme. Le paysage idéal a-t-il atteint une impasse ? Pour les commissaires de l’exposition, il s’agit déjà là d’une autre histoire, qui aurait pourtant constitué une conclusion logique – et magistrale – à cette exposition érudite.
Informations pratiques. « Nature et idéal : le paysage à Rome, 1600-1650 », du 9 mars au 6 juin 2011. Grand Palais, Paris VIIe. Tous les jours sauf mardi, de 10 h à 20 h. Le mercredi jusqu’à 22 h. Fermé le 1er mai.
Tarifs : 8 et 11 euros. www.rmn.fr
Paysages actuels. Si les artistes contemporains doivent aux classiques du XVIIe l’invention du paysage, ils portent sur lui un regard bien différent. L’exposition « Si loin, si proche » à l’Imagerie de Lannion, illustre la diversité des approches du paysage aujourd’hui. Les paysages flous de Nina Childress et les photographies à l’impossible mise au point d’Hervé Vachez confrontent le visiteur aux limites de sa perception visuelle. Tandis que les plantes de bronze de Matelli et les reflets de paysages sur emballages plastiques de Tania Mouraud questionnent la place de la nature dans la société. Tél. : 02 96 46 57 25.
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De Carrache à Poussin, de la « fuite » dans les idées
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L’Évangile selon Matthieu rapporte l’épisode de la fuite en égypte de la Sainte Famille. Les récits apocryphes y ajoutent des anecdotes (la poursuite d’Hérode et le miracle du champ de blé).
XIIe siècle
La fuite en égypte figure dans les cycles de la vie du Christ et de Marie, sur les chapiteaux romans de la cathédrale Saint-Lazare (Autun).
XIVe-XVe
Le retable de Duccio (Maesta) illustre les épisodes successifs de la fuite dans un même tableau, et celui de Gentile Da Fabriano (L’Adoration des Mages) offre une place prédominante au paysage.
XVe-XVIe
Le miracle du champ de blé apparaît en arrière-plan dans la peinture flamande.
Fin XVIe-XVIIe
Le paysage devient le véritable sujet des représentations de la Fuite en Égypte chez Caravage, Carrache et Poussin. Succès de l’anecdote du repos de la Sainte Famille.
XVIIIe
Évolution de la représentation : Le Repos pendant la fuite en égypte de Boucher associe la scène à la rencontre entre Jésus et le petit Jean-Baptiste.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°633 du 1 mars 2011, avec le titre suivant : De Carrache à Poussin, de la « fuite » dans les idées