Du célèbre Baiser à la provocante Princesse X, de la Muse endormie aux Oiseaux qui s’élancent vers le ciel, une quarantaine de sculptures de Constantin Brancusi (1876-1957) sont réunies à Londres dans une importante exposition. Pour tenter de cerner au plus près cet art de l’essentiel, cette pureté à laquelle l’œuvre tout entier de Brancusi semble aspirer.
Léger, aérien, harmonieux, élégant, simple, dépouillé, poétique... L’art de Brancusi est tout cela à la fois, et bien plus encore. D’une rare puissance expressive, ses sculptures tirent leur force de l’économie des moyens employés, de la simplification extrême qui caractérise les créations les plus abouties. « La simplicité, c’est la complexité résolue », disait l’artiste. De ses débuts jusqu’aux œuvres les plus tardives, Brancusi n’utilise que des matériaux « traditionnels », comme le marbre, la pierre, le bois.
Ce qui prime dans sa conception de l’art en général et dans celui de la sculpture en particulier, c’est la relation intime et privilégiée qui unit la main de l’artiste à la matière, ce contact direct, le plus vrai et le plus authentique. C’est, paradoxalement, de ce traitement le plus traditionnel que naît la grande modernité de son travail et son caractère intemporel. En simplifiant la forme jusqu’à l’abstraction, il vise à retrouver « l’essence des choses », pour reprendre le titre de cette exposition londonienne. L’émotion surgit de la pierre qui se fait légère, polie, lissée, caressée, dans la forme devenue idéale. Jusqu’à faire oublier à quel point le travail de la taille dans la pierre calcaire, le marbre ou le bois est un acte violent.
La première pièce qu’il taille directement dans la masse est une de ses œuvres les plus célèbres, Le Baiser. C’est d’ailleurs par la première version de celle-ci (1907-1908) que s’ouvre l’exposition. Conservée en Roumanie, elle reste la plus émouvante. L’œuvre est ici accompagnée de deux autres sur le même sujet, l’une de 1908, l’autre de 1916. C’est une œuvre clé dans l’art de Brancusi, qui affirme dès lors un style nouveau, tout d’un bloc, une stylisation élémentaire rejetant toute charge émotionnelle. De ce rejet naît l’émotion. Par là même, Brancusi s’oppose radicalement au Baiser de Rodin (1888), dont il refuse les méthodes (même si les toutes premières œuvres de Brancusi sont marquées par l’art du maître, qui l’a encouragé). Tandis que Rodin représente deux amants enlacés sur un rocher, Brancusi fait du rocher les amants et des amants le rocher. Ils forment un tout, dans une osmose parfaite entre le corps et la matière.
Un art nourri d’une culture multiple
Si Brancusi suit une voie très personnelle, il s’intéresse néanmoins à ce qui se passe autour de lui et dans les autres ateliers. L’année du Baiser, Picasso peint les Demoiselles d’Avignon, Braque un Grand Nu et Matisse son Nu bleu. L’œuvre de Brancusi est nourrie d’une culture multiple, dont certains aspects, comme le primitivisme, ont marqué les artistes précédemment cités. L’influence des arts primitifs est évidente dans ce goût pour les pratiques archaïques de la taille et la simplicité brute des formes. Comme Gauguin, Matisse, Derain ou Picasso, il s’intéresse aux arts africains et océaniens. La rétrospective Gauguin présentée au salon d’Automne de 1906 est un événement pour Brancusi. Le Baiser ou La Sagesse de la terre de 1908 – qui rappelle l’Ève bretonne de Gauguin, recueillie et ramassée – témoignent d’un même état d’esprit.
À ses débuts, Brancusi est aussi marqué par la sculpture roumaine, le travail du bois sculpté qu’il a pu voir dans les églises et les maisons de son pays natal, où il vit jusqu’en 1904, date de son arrivée à Paris. Puis par l’Orient, le bouddhisme et la philosophie zen ; l’artiste fréquente assidûment le musée Guimet. Peu à peu, Brancusi se dégage de ces influences, sans perdre de vue leur esprit. Il cherche à traduire une réalité permanente et universelle, trouver par la création artistique une harmonie, un ordre qui régirait la vie. Toutes les œuvres qu’il produit sont tournées vers ce désir de simplicité, de dépouillement et de pureté.
La série des têtes ovoïdes – qui ne sont pas sans rappeler les visages elliptiques de Modigliani, que Brancusi rencontre en 1909 –, dont la Muse endormie de 1910 est le point d’orgue, en est un bel exemple. Ce visage à l’ovale parfait, fondu en bronze à cinq exemplaires, dont un doré (Musée national d’art moderne de Paris), est l’aboutissement d’un ensemble de bustes et de visages réalisés lors des séances de pose de Renée Frachon dans l’atelier de Brancusi. Cette œuvre est aujourd’hui l’une des pièces les plus caractéristiques de l’artiste, immédiatement reconnaissable, résumant à elle seule ses ambitions : distanciation par rapport au modèle, autonomie et universalité de la forme, raffinement et délicatesse, respect de la matière.
Il va encore plus loin en 1920 avec Le Commencement du monde, où est éliminée toute référence anatomique. C’est un objet ovoïde entièrement lisse et allongé, dans le prolongement d’une série d’œuvres intitulées Sculpture pour aveugles. La même année, Brancusi devient célèbre en France – il l’est déjà aux États-Unis où il expose depuis 1913 et a un réseau d’amateurs et de collectionneurs – par le biais d’un scandale. Il expose au salon des Indépendants une œuvre représentant un phallus, Princesse X, évocation de la relation mystérieuse et douloureuse qu’il a entretenue avec la princesse Marie Bonaparte. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que les critiques se penchent sur son travail et commencent à visiter son atelier.
Sculpter le vol des oiseaux
Dans les années 1920-1922, en pleine période dada, Brancusi sympathise avec Picabia, Satie, Man Ray et Duchamp. Ce dernier apprécie chez Brancusi son goût pour la série, la réplique, l’idée qu’il remette en cause l’unicité de l’œuvre d’art par la sérialité. En revanche, Brancusi n’adhèrera jamais au principe du ready-made. Pour lui, l’important est la main de l’artiste, l’acte créateur, avant ce que l’on voit ou ce que l’artiste veut dire. C’est pourquoi Brancusi ne se disperse jamais et se concentre sur des thèmes universels, comme l’homme, la vie, la mort, l’amour. Ou l’animal, qui occupe une place fondamentale dans ses recherches, de 1910 avec La Maïastra, sans doute l’une de ses créations les plus complexes, réalisée en marbre blanc, jusqu’aux œuvres des années 1940 (Tortue volante). Cette thématique est étudiée dans la dixième et dernière salle du parcours de l’exposition.
La Maïastra mêle l’œuf – évocation de la fécondité féminine – et le phallus – connotation sexuelle mais aussi symbole de l’élévation de l’homme dans le cosmos. Cette œuvre marque la première apparition de la figure de l’oiseau, ici inspirée d’une légende roumaine, et la première sculpture réalisée avec son socle. Convaincu du caractère inadapté du socle en sculpture, il décide d’en faire un élément intégré à l’œuvre, qui participe à son équilibre. L’artiste réalisera sept versions de La Maïastra, en bronze poli ou doré, en marbre gris ou blanc, qui seront suivies de multiples variations sur le thème de l’oiseau, jusqu’aux Oiseaux dans l’espace qu’il produit en nombre – plus d’une trentaine – à partir de 1919. « Ce n’est pas les oiseaux que je sculpte, mais le vol », dit-il alors. L’artiste aspire à une élévation de l’être et de l’âme, son travail est davantage tourné vers la hauteur, vers l’infini (Colonne sans fin), avec des formes toujours plus minimales et abstraites. L’énergie est dans les contours, dans la forme plus que dans la masse ; car n’oublions pas que ces formes élancées sont taillées dans le bronze ou le marbre.
Brancusi prend de nombreuses photographies de cette série, beaucoup de vues d’atelier, intégrant ainsi ses sculptures dans l’univers où elles évoluent, au gré de la lumière et de l’air. Son œuvre est documentée et mise en scène par la photographie, c’est d’ailleurs souvent par ce biais que l’influence de Brancusi sur d’autres artistes se fait déterminante : Arp, Archipenko, Gabo, Pevsner, ou dans la sculpture américaine des années 1960-1970, notamment chez Carl Andre. Une section de l’exposition est consacrée à la photographie, au milieu d’un parcours sans faute, à la fois chronologique et thématique.
Sans avoir l’envergure de la rétrospective présentée au Centre Pompidou en 1995, cette manifestation organisée en collaboration avec le Solomon R. Guggenheim Museum de New York présente une quarantaine de pièces emblématiques de Brancusi, explorant les différentes périodes de son évolution. Avec, comme constantes au cœur de toute sa création – le terme est particulièrement approprié, tant son art est tourné vers la genèse, le perpétuel recommencement, l’élan vital –, une thématique universelle et une recherche formelle qui font de l’artiste un acteur fondamental dans le développement de la sculpture moderne et contemporaine.
L’exposition « Constantin Brancusi : l’essence des choses » est ouverte du 29 janvier au 23 mai, tous les jours de 10 h à 18 h, le vendredi et le samedi jusqu’à 22 h . Plein tarif : 8 livres (env. 11 euros), tarif réduit : 6 livres (env. 8 euros). Tate Modern, niveau 4, 25 Sumner Street, Londres, tél. 207 887 8008, www.tate.org.uk
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Brancusi, l’essentiel
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°555 du 1 février 2004, avec le titre suivant : Brancusi, l’essentiel