LENS
Le déchiffrement des hiéroglyphes en 1822 par l’égyptologue français est un moment culturel. Un événement que le bicentenaire met savamment en scène.
Lens (Pas-de-Calais). Encadré par une frise hellénisante bleu et blanc, le camée du Triomphe de Bacchus présente le dieu et sa compagne Ariane entourés d’un cortège joyeux et sonore, finement ciselé dans l’albâtre. Un chef-d’œuvre de l’Antiquité romaine, richement mis en scène au XVIIIe siècle par une monture somptueuse de bronze, agate et calcédoine : une véritable ode à la culture romaine, œuvre de l’orfèvre Luigi Valadier. Alors pourquoi ce trésor du Louvre a-t-il fait le déplacement dans le Pas-de-Calais pour célébrer Jean-François Champollion (1790-1832), quand ce dernier bâillait durant les leçons de latin et de grec ancien, préférant l’apprentissage solitaire du copte ? L’Égypte est bien présente dans cette composition, sous la forme de deux lions en bronze sur lesquels repose le précieux camée. Si l’allusion peut sembler hiéroglyphique (au sens figuré) aux visiteurs d’aujourd’hui, « c’était un symbole tout à fait compris par les spectateurs d’alors », assure Vincent Rondot, directeur du département des Antiquités égyptiennes au Louvre : l’Égypte, mystérieuse, est alors considérée comme la mère des civilisations, « la muette garante de l’ancienneté de l’humanité ». Un rôle prestigieux mais relatif : l’Égypte a besoin de l’Antiquité greco-romaine pour être révélée, c’est le support d’une histoire plus grande, à l’instar des lions portant le camée.
L’exposition du Louvre-Lens ne célèbre pas tant le bicentenaire du déchiffrement des hiéroglyphes que celui des conséquences sur le temps long qu’eut la découverte de Jean-François Champollion. L’intérêt que marque le chercheur français pour l’écriture hiéroglyphique, mais également pour tous les aspects de cette civilisation, substitue à l’image de convention d’une Égypte corsetée par l’histoire antique ou biblique celle d’une société complexe, envisagée indépendamment des références occidentales. Dans le grand parcours en « U », un premier couloir reconstitue la perception culturelle de l’Antiquité égyptienne depuis la Renaissance. Cette vision s’incarne dans deux colosses, qui ont longtemps été le symbole de l’Égypte antique : on les retrouve jusque dans l’arrière-plan du fameux Portrait de Champollion par Léon Cogniet [voir ill.]. Gigantesques, mystérieux (fendillé par un séisme, l’un d’eux produit un sifflement), la statue la mieux conservée de cette paire est identifiée par les Grecs comme représentant Memnon, un roi de Méroé.
Tout aussi approximative est l’interprétation biblique de la civilisation égyptienne : en témoigne une Traversée de la mer Rouge du XVIIe siècle, où Pharaon pris dans les eaux épouse les traits d’Henri IV. Quelques siècles plus tard, la papauté s’inquiète de l’étude de plus en plus scientifique des vestiges venus de la vallée du Nil, lancée entre autres par l’expédition de Bonaparte. Lorsque le jeune Champollion prend pour objet d’étude un grand zodiaque retrouvé à Dendérah, c’est le pape lui-même qui s’enquiert des résultats car il ne faudrait pas que la datation de cet artefact vienne chambouler la chronologie biblique. Se fondant sur l’archéologie plus que sur l’astrologie, l’égyptologue date ce vestige en 50 avant notre ère : le pape est soulagé.
Dans sa soif de connaissance, Champollion fuit les représentations « en toc » de l’Antiquité égyptienne qui pullulent, représentées dans le parcours par l’Horus Albani. Il préfère les objets authentiques, plus modestes, comme ceux du Musée égyptologique de Turin dont certaines pièces ont fait le déplacement à Lens.
Le tournant de la découverte se situe dans une belle salle charnière, d’un jaune lumineux, où le déchiffrement n’est pas présenté comme un « eurêka ! » soudain, mais plutôt comme le résultat d’une longue immersion de Champollion dans la culture égyptienne. Coptes, démotiques, hiératiques, les différentes écritures qui amènent le chercheur à ce résultat sont présentées ici à travers de rares objets archéologiques, comme des stèles bilingues ou un long papyrus en hiératique qui fait l’objet d’une médiation intéressante.
Dans une volonté de sobriété, la scénographie reprend certaines cimaises de la précédente exposition, « Rome. La cité et l’Empire ». Un exercice réussi, car l’ambiance est ici radicalement différente, avec ses grandes arches qui dressent un parcours rectiligne, faisant franchir au visiteur les étapes d’une découverte majeure. Après le jaune éclairant de la découverte, le parcours s’achève sur le blanc éclatant de la connaissance, dans une salle consacrée à l’héritage de Champollion où trône le couvercle du sarcophage de la « Divine adoratrice Ankhnesneferibrê », un prêt du British Museum (Londres). Juste avant la sortie, le visiteur est toisé par un moulage de la statue de Champollion par Bartholdi, dans la posture du penseur, un pied posé sur la tête ensablée d’un colosse égyptien. Symbole de la fondation d’une science, l’égyptologie, par Auguste Mariette, elle est cent cinquante ans plus tard l’allégorie du rapport dissymétrique entre pays du Nord et du Sud dans le domaine du patrimoine et des musées. Non sans rappeler un certain camée, où les lions de l’Égypte sont le faire-valoir d’une civilisation plus grande.
Ailleurs en France, Un Champollion couleur locale
Figeac, Lyon, Vif. Jean-François Champollion n’était pas tendre avec sa ville natale, qu’il dépeignait comme un « trou perdu » dans les lettres adressées à son frère. Figeac ne lui en garde aucune rancœur, en témoignent les noms de rues et de commerces versant dans l’égyptomanie. Pour le bicentenaire du déchiffrement, la sous-préfecture du Lot a même concocté un programme sur plusieurs mois. Au Musée Champollion-Les écritures du monde, une exposition sur les déchiffrements a décrypté cet été cet exercice entre l’archéologie et les mathématiques, depuis Champollion jusqu’à François Desset, déchiffreur de l’élamite linéaire en 2021. Conférences, rencontres scientifiques et résidences d’artistes continuent d’essaimer jusqu’en décembre sur Figeac et le Grand-Figeac, autour du thème de la recherche et de la découverte (eureka-figeac.fr). À Lyon, c’est le Musée des beaux-arts qui revient sur la relation entre Champollion et François Artaud, son premier directeur au début du XIXe siècle. Dans une très belle exposition-dossier construite autour des échanges épistolaires entre les deux hommes, le musée évoque le milieu intellectuel dans lequel évolue le jeune chercheur, sollicité pour sa connaissance unique de l’Égypte par les archéologues lettrés (Artaud) ou les collectionneurs fortunés (François Sallier). L’exposition (jusqu’au 31 décembre) a permis de retracer l’origine de certaines œuvres du palais Saint-Pierre : des découvertes présentées dans la salle d’actualité des collections. Enfin, la visite du récent Musée Champollion à Vif (Isère) reste tout indiquée pour comprendre le déchiffrement des hiéroglyphes grâce à la salle spécialement conçue sur ce sujet au sein du parcours permanent.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°597 du 21 octobre 2022, avec le titre suivant : Au Louvre-Lens, un avant et un après Champollion