VILLENEUVE-D'ASCQ
L’exposition « Comme si » d’Annette Messager donne à (re)voir des installations anciennes de la plasticienne réactualisées par ses œuvres plus récentes, le tout dans une scénographie déroutante.
Villeneuve d’Ascq (Nord). Quinze ans se sont écoulés depuis la dernière grande exposition, au Centre Pompidou, de cette pionnière de l’art contemporain (née en 1943). Peut-on parler d’une rétrospective à propos de celle que lui consacre le Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut (le LaM), cet été ? Pas vraiment. Marie-Amélie Senot, attachée de conservation au musée et commissaire de l’exposition, estime que « pour le LaM, Annette Messager a voulu mettre l’accent sur sa production actuelle, et notamment sur sa pratique du dessin », à la différence par exemple de la monographie qu’organise en ce moment le Musée d’art de Tel Aviv (« Désirs, Désordres » jusqu’au 3 septembre) offrant un panorama de l’ensemble de sa création, de ses premières pièces des années 1970 à ses lavis récents.
Le dessin a beaucoup occupé Annette Messager pendant la pandémie et elle l’introduit dès le mur placé en exergue, où dansent quelques-uns de ses « mots-filets » : hybride, celui d’Apparition (2000) commence ainsi par une majuscule noire effilochée et se poursuit par des cursives tracées à la main d’une encre rouge sanguinolente.
La plasticienne insère aussi pour la première fois le trait au milieu d’une de ses installations, Rendez-vous dans les traversins, double crucifixion de polochons et de silhouettes au fusain inspirées du Kamasutra. De l’abécédaire injurieux de Mes Enluminures (1988) aux esquisses à l’acrylique de la série « Tête à tête » (2021, voir ill.), l’œuvre graphique décline cette part d’intime toujours prégnante dans son travail, selon le principe, cher à l’artiste, que « plus on est dans l’individualité, plus les autres peuvent se reconnaître dans vos œuvres ». Le spectateur se voit même parfois invité dans le show, qu’elle lui tende un miroir accroché aux cintres dans la pièce « Continent noir » que tapisse le papier peint Balthutérus (créé en 2017 à la villa Médicis), ou qu’elle introduise dans Faire des cartes de France [voir ill.] la présence animale et familière d’un teckel muselé par un masque sanitaire, comme chacun de nous l’a été pendant la pandémie. Cette place laissée au « je » travesti ou réel, s’incarne jusque dans un enregistrement qui fait entendre sa voix. Il s’agit de la première œuvre sonore qu’Annette Messager réalise, présentée en début et en fin d’exposition. Comme si, à l’approche de ses 80 ans, cette figure de l’art contemporain français affirmait que son œuvre a beau être historique, sa recherche formelle se poursuit et se renouvelle.
La plasticienne semble par ailleurs avoir pris plaisir à mettre en scène son propre répertoire, d’installations récentes, comme Daily, qui ouvre le parcours avec ses objets personnels surdimensionnés suspendus à la manière de pantins, à la réactivation de Casino, la pièce qui lui valut, en 2005, le Lion d’or à la Biennale de Venise. Placé dans un couloir de l’exposition, un oiseau naturalisé, fixé au mur comme une relique, rappelle aussi, à la manière d’un indice solitaire, Les Pensionnaires, l’œuvre qui la fit connaître, avec sa collection de moineaux morts emmaillotés de petits tricots, éduqués et sadisés par un des doubles de l’artiste.
L’univers d’Annette Messager, peuplée de peluches et de fétiches, est souvent proche de l’art brut, et cela frappe d’autant plus quand on le découvre au LaM. Le Musée d’art contemporain et d’art brut a d’ailleurs acquis en 2006 une pièce importante de l’artiste, Faire des cartes de France (2000), métaphore amusante d’un pays à l’identité composite, complétée par l’acquisition récente d’une vingtaine de dessins. L’ensemble occupe une des six salles de l’exposition, celle dont la tonalité, sur un mode satirique, est la plus politique.
La diversité des thèmes et des états abordés en un seul parcours est sans doute ce qui est le plus troublant et réussi dans cette orchestration de son propre travail. Car on passe d’un cabinet utérin brocardant les mâles avec acidité à des considérations sociologiques, de Pulsions de vie très explicites dans leur expression libidinale aux évocations macabres de « Tête à tête ». Dessus-dessous (2019) offre, de ce point de vue, le moment le plus spectaculaire du parcours. Réinterprétation de son œuvre Casino présentée dans le pavillon français pour la 51e Biennale de Venise (2005), cette installation immersive enfle et se soulève au rythme d’une soufflerie, comme un organisme vivant palpitant de lueurs rouges, laissant à chacun le loisir d’inventer son propre scénario, paisible ou déchaîné.
Autant de changements de registre rendus possibles, et stimulants, par une scénographie minutieuse qui métamorphose les espaces du musée en grand théâtre délirant. Cette parfaite maîtrise des codes dramaturgiques ménage pour les visiteurs la possibilité d’une rencontre avec l’œuvre. Le mur de Pulsions, où les accouplements animaliers des girafes et des éléphants se mêlent aux images d’un érotisme cru, est ainsi pudiquement précédé de tentures transparentes qui en préviennent le dévoilement. Dans la mezzanine en surplomb du cabinet de dessins de « Continent noir », un SOS évoque la place, en angle, réservée aux icônes dans les maisons russes, et que Kasimir Malevitch attribua à son fameux Carré noir. Ici, l’appel à l’aide balaie la théorie, la primauté est donnée à l’humain, avec tous ses excès.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°592 du 24 juin 2022, avec le titre suivant : Au Lam, Annette Messager revisite son œuvre