PARIS
Pour la première fois en France, au Musée Maillol à Paris, Artemisia Gentileschi, femme peintre de la génération des caravagesques, est honorée pour sa peinture. Non pour sa vie, sulfureuse à souhait…
Quand la vie efface l’œuvre. Un peu comme l’art du bouillonnant Michelangelo Merisi, plus connu sous le nom du Caravage [lire L’œil n° 643], celui d’Artemisia Gentileschi (1593-1654) n’aura souvent été considéré qu’à l’aune d’une vie aux accents romanesques. Artiste à succès, cette rare femme peintre du XVIIe siècle sera rapidement oubliée par l’historiographie, cantonnée dans l’ombre paternelle, celle du peintre Orazio Gentileschi (1563-1639), au point que son nom demeure encore absent de quelques manuels modernes d’histoire de l’art.
Certains spécialistes ne s’y étaient pourtant pas trompés. Tout en restant très mesuré dans l’appréciation du génie propre d’Artemisia, le critique italien Roberto Longhi (1890-1970) la révélera en 1916, dans un article consacré aux Gentileschi, père et fille. La vie tumultueuse de la jeune femme aura nourri, par la suite, toute une littérature sujette à caution, entre thèses féministes et psychanalytiques, qui a finalement largement desservi son œuvre.
Un douloureux procès et des humiliations publiques
Enfant de peintre, Artemisia aura pourtant baigné toute sa vie dans ce milieu bohème et cosmopolite de l’Italie du XVIIe siècle. Fille aînée d’Orazio Lomi dit Gentileschi, l’un des rares artistes à avoir, avec Carlo Saraceni, côtoyé directement le Caravage, la jeune femme va acquérir une notoriété subite lorsque son père, veuf depuis déjà plus de cinq ans, décide de porter devant les tribunaux une affaire qu’il a vécue comme un affront. Pendant près d’une année, son collaborateur sur les chantiers du palais du Quirinal et du palais Rospigliosi, à Rome, le peintre Agostino Tassi, a abusé de sa fille au lieu de lui enseigner l’art de la perspective. Cela en faisant miroiter à Artemisia une union improbable, Tassi étant déjà marié.
Après l’envoi d’une supplique au pape Paul V, le procès s’ouvre en mars 1612. Il est connu par le menu, tous les procès-verbaux ayant été conservés. L’affaire durera de longs mois, verra passer à la barre pléthore de témoins, dont le peintre Carlo Saraceni, mais entachera inévitablement la réputation d’Artemisia, qui y subira les pires humiliations publiques.
En novembre 1612, Tassi est condamné à l’exil des États pontificaux. Protégé par ses riches mécènes, il n’exécutera jamais sa peine. Mais deux jours après l’énoncé du verdict, Artemisia est mariée à un Florentin, Pierantonio Stiattesi, peintre sans talent mais séduit par la dot de cette fille déshonorée. Le couple s’installe dès 1613 à Florence. Malgré les contraintes de la vie familiale, Artemisia peut enfin se vouer à la peinture. Car être mariée lui permet aussi de se prévaloir d’un tuteur et donc de pouvoir signer des contrats. Les dettes contractées par son mari, dont elle finira par se séparer des années plus tard, viendront toutefois à nouveau semer son parcours d’embûches.
Première femme à intégrer l’Académie de dessin
Née en 1593 à Rome, Artemisia appartient à la génération bénie des caravagesques. Elle n’a pas 20 ans quand Merisi meurt brutalement, en 1610, laissant derrière lui une révolution picturale. La peinture s’est alors libérée du corset du maniérisme pour s’adonner à un naturalisme vigoureux, touchant parfois à la trivialité, soutenu par des effets de clair-obscur parfaitement maîtrisés. Orazio Gentileschi, qui a fréquenté l’enfant terrible de la peinture, sera l’un des meilleurs représentants de ce caravagisme. Avec une manière propre qui lui permettra de connaître le succès jusqu’aux cours de France et d’Angleterre.
C’est dans ce contexte qu’Artemisia, aînée de cinq frères, se forme à la peinture. Elle assiste son père, prépare toiles et couleurs, mais joue aussi les modèles. Quand a-t-elle peint sa première œuvre ? Si sa vie est relativement bien documentée, les incertitudes persistent sur ce point. Sur un tableau illustrant Suzanne et les Vieillards (Pommersfelden, 1610) figure la première signature autonome de l’artiste. Mais a-t-elle été aidée par son père ? Le mystère demeure. Quoi qu’il en soit, Artemisia y révèle déjà son goût pour ces thèmes féminins, son talent d’anatomiste, associés à sa science du détail. Le choix du sujet, la jeune femme épiée lors de son bain par deux vieillards libidineux – ici étonnamment jeunes – qui l’accuseront d’adultère, sera aussi interprété – trop probablement – comme faisant écho à son histoire personnelle.
Installée à Florence dès la fin du procès, Artemisia s’attache alors à se faire connaître. Avec brio : elle est la première femme admise à l’Accademia del disegno, en 1616. Cette adhésion est aussi synonyme de liberté, les académiciens ne dépendant que de l’autorité du grand-duc de Toscane. Grand mécène, celui-ci comptera parmi ses premiers acheteurs. Mais en 1620, le couple,
probablement du fait des dettes contractées par le mari, s’enfuit à Prato. Celui qui est déjà l’amant de la peintre, Francesco Maria Maringhi, patricien et agent du grand-duc de Toscane, assume alors la tutelle sur les enfants, restés à Florence. Il continuera à protéger les intérêts d’Artemisia lorsqu’elle retournera à Rome. De nombreuses lettres, souvent enflammées, échangées entre les deux amants, sont encore conservées dans les archives Frescobaldi et Albizzi de Florence.
Revenue à Rome, au risque d’y croiser Tassi, Artemisia subit les affres de la jalousie familiale de ses frères, mais aussi la perte brutale de son fils. Rome est alors une ville cosmopolite. De passage, Simon Vouet y peint son portrait. La jeune femme est devenue une artiste reconnue, qui voyage, à Venise puis à Naples où elle animera un atelier à succès. Le duc d’Alcalá, ambassadeur d’Espagne à la cour pontificale et futur vice-roi de Naples, compte parmi ses clients. Il diffuse ses peintures jusqu’à Madrid où Artemisia est sollicitée pour des décors du Buen Retiro. En 1638, séparée de son mari de longue date, elle rejoint finalement son père à Londres où elle l’assiste pour achever de grands décors destinés au roi et au duc de Buckingham. Après la mort d’Orazio, en 1639, elle retourne à Naples où elle achèvera sa carrière. Le dernier document la concernant date de 1654.
Un œuvre ayant succombé aux sirènes du succès ?
Mais cette vie, ô combien encombrante, permet-elle d’apprécier pleinement l’art d’Artemisia ? Avec la réunion de quelque quarante tableaux lui étant aujourd’hui attribués, c’est le pari que tente cette exposition du Musée Maillol. Si les sujets exaltent souvent les grandes héroïnes de l’histoire biblique, Judith, Bethsabée, Madeleine ou Catherine d’Alexandrie, le corpus est aussi jalonné de tableaux documentés figurant d’autres thèmes mais manquant toujours à l’appel.
À la suite de son père, Artemisia n’a-t-elle pas simplement privilégié les scènes aux effets théâtraux qu’appréciaient les amateurs de l’époque, comme l’illustre, avec une rare violence, la scène de décollation d’Holopherne du Musée Capodimonte de Naples ? S’il est daté de 1612, année de son procès, ce tableau est avant tout le chef-d’œuvre d’un grand peintre qui a assimilé la révolution caravagesque. Plus que celui d’une femme exprimant ses velléités de revanche sur la gent masculine. Assurément.
1593
Naissance à Rome.
1612
Procès pour viol contre le peintre Agostino Tassi et mariage avec Pierantonio Stiattesi.
1613
Travaille à Florence à la cour du grand-duc de Toscane.
1620
Fuite vers Prato puis à Rome.
1627-1630
Séjours à Venise puis à Naples.
1639
Mort d’Orazio Gentileschi en Angleterre.
1654
Mort d’Artemisia à Naples.
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Artemisia Gentileschi en peintre accomplie
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Artemisia (1593-1654). Pouvoir, gloire et passions d’une femme peintre », du 14 mars au 15 juillet 2012, Musée Maillol – Fondation Dina Vierny. Ouvert tous les jours de 10h30 à 19 h. Nocturne le vendredi jusqu’à 21 h 30. Tarifs : 11 et 9 €. www.museemaillol.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°644 du 1 mars 2012, avec le titre suivant : Artemisia Gentileschi en peintre accomplie