PARIS
Épilogue du cycle « Une seconde d’éternité » présenté à la Bourse de commerce, l’exposition consacrée à Anri Sala offre un regard rétrospectif sur son œuvre tout en dévoilant une installation inédite.
Paris. Voilà plusieurs années qu’Anri Sala (né en 1974 à Tirana, Albanie) conçoit chacune de ses expositions comme « un carrousel d’images et de sons qui amène le spectateur à chercher sa place», explique-t-il. Ce lien entre le contenu et l’espace dans lequel il prend place relève de l’évidence dans la rotonde de la Bourse de commerce, avec l’installation filmique Time No Longer (2021) dont la projection en plan large épouse l’arrondi du bâtiment. Mais c’est aussi le cas, de façon plus discrète, dans les vitrines du passage, avec la série de diptyques « Untitled (Maps/Species) », 2018-2022. Celle-ci assemble par paires des gravures naturalistes du XVIIIe siècle et des dessins de l’artiste reproduisant les contours topographiques de différents pays. Le cadre, imposé aux créatures aquatiques par les conventions taxinomiques et les limites de la feuille, contraint et gauchit pareillement la réalité géographique des territoires esquissés à l’encre et au pastel. On devine que cette distorsion, violente malgré ses courbes, est celle de toute représentation au service d’une vérité préétablie – à l’instar du grand panorama circulaire peint aux accents coloniaux datant de 1889 sous lequel cette série est accrochée.
Spectaculaire, Time No Longer montre la lente rotation sur elle-même, en apesanteur, d’une platine vinyle dans la Station spatiale internationale, telle une pièce de monnaie lancée en l’air – dans un ralenti évoquant irrésistiblement l’Odyssée de l’espace de Kubrick. Selon que l’objet verse côté pile ou côté face, la tête de son bras mécanique saute, dans un dialogue avec la coupole qui lui sert d’écrin. « J’ai voulu que le spectateur s’identifie à ce saphir qui se soulève et se repose, et ressente lui-même une perte de repères. Celle-ci est renforcée par le fait que les premiers pixels de la vidéo débutent au ras du sol, en continuité avec l’architecture du lieu », précise Anri Sala. Pour autant, ce n’est pas la sensation pure que cherche à provoquer l’artiste à travers cette « activation de l’expérience », mais plutôt une déstabilisation intellectuelle, « voire politique ».« J’aime l’idée que l’art permet de cultiver la perte d’équilibre. »
Dans cette œuvre apparemment si conceptuelle, le corps ne cesse d’être convoqué. Notamment à travers le souffle, celui qui nous anime ou qui fait vibrer les instruments à vent. Ainsi de la vidéo, montrée en 2011 au Centre Pompidou et ici présentée dans le foyer et l’auditorium, 1395 Days Without Red (2011), une fiction inspirée par le siège de Sarajevo, dans laquelle la caméra suit une femme qui marche et court dans la ville pour se rendre à une séance de travail de l’orchestre de la Philharmonie en tentant d’échapper aux tirs de snipers. Bien sûr, l’œuvre entre douloureusement en résonance avec l’actualité. Ce qui s’y joue est cependant d’un autre registre. En chemin, la femme fredonne un mouvement de la Symphonie no 6 « Pathétique » de Tchaïkovski – que répète l’orchestre en parallèle. Mais l’émotion, l’effort, faussent le rythme, les « tempi » pulsant son chantonnement. C’est justement ce qui intéresse l’artiste : « la façon dont un événement contemporain peut modifier une partition ». L’échelle de la ville tout entière interagit alors avec l’écriture musicale en la déformant. Preuve qu’aucune œuvre n’est incorruptible ? Ce rapport au souffle – principe vital – est également sensible, pour peu que l’on ait l’oreille musicale, dans la bande-son de Time No Longer : il s’agit de l’Abîme des oiseaux, solo pour clarinette du Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen (1908-1992). Sur l’écran, le bras de la platine, déplacé par la gravité (phénomène reproduit à partir de son modèle mathématique), se soulève et se pose de façon aléatoire, livrant de la musique une interprétation morcelée. Mais chaque phrase débute cependant au moment précis où, selon la partition, le clarinettiste doit reprendre sa respiration. Ainsi le souffle traverse-t-il cette solitude cosmique. Au fond, par le hublot, on aperçoit la Terre couronnée d’un lever de soleil.
Les films d’Anri Sala n’ont pas toujours été aussi peu diserts. L’exposition, qui en présente cinq, rappelle qu’ils furent même bavards à ses débuts : la vidéo Nocturnes (1999), diffusée au sous-sol, dans le studio, donne par exemple la parole à deux hommes aux destins solitaires. « Avec le temps, je me suis éloigné du langage, car il est à la fois explicite et opaque. Je préfère partager sans raconter », relève l’artiste. Le fait d’intégrer des partitions dans ses œuvres est désormais un principe récurrent de sa démarche. C’était notamment le cas avec l’installation Ravel Ravel Unravel exposée en 2013 à la Biennale de Venise, une projection simultanée de deux films du Concerto pour la main gauche en ré majeur de Maurice Ravel, produisant un effet d’écho et de distanciation. Ces références musicales, au-delà de leur portée symbolique – Ravel composa cette pièce pour le pianiste Paul Wittgenstein, amputé de son bras droit pendant la guerre – offrent d’observer et de comprendre comment peut se produire une altération du morceau originel. Cette « oxydation de la musique », selon la formule d’Anri Sala, renvoie à celle de la mémoire et du souvenir, forcément subjectif. Ainsi le temps fait-il son œuvre.
À noter : plusieurs performances sonores sont prévues tout au long de l’exposition, notamment le 18 novembre, par le saxophoniste américano-hongrois André Vida. Ce dernier jouera en direct et en duo, selon une chorégraphie étudiée, et sur la bande sonore du film dont il est l’un des interprètes.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°599 du 18 novembre 2022, avec le titre suivant : Anri Sala joue (l’altération de) sa partition