SAINT-TROPEZ
Peintre à la destinée digne d’un roman d’espionnage, l’épouse de Fernand Léger, dont le travail est actuellement exposé au Musée de l’Annonciade, a mis son nom et sa fortune au service de l’idéologie soviétique.
Chevelure de geai, visage d’une rondeur parfaite et carrure de matriochka ; la silhouette de Nadia Khodossievitch semble tout droit sortie d’un tableau de Fernand Léger. Cette silhouette distinctive, on la retrouve sur une foule de clichés immortalisant le peintre moderne. Et pour cause : pendant un quart de siècle, Nadia a été incontournable dans sa vie. Amante, élève, bras droit, épouse et pour finir gardienne du temple, cette femme au caractère bien trempé a joué un rôle aussi crucial qu’insoupçonné. Ardente communiste, tendance stalinienne, Nadia a conféré aux activités de l’atelier et à la postérité de Léger un imprimatur tout soviétique. Rien d’étonnant à cela puisque dès sa jeunesse en Biélorussie, elle adhère sans réserve aux idéaux bolchéviques. Sa vie durant, elle mettra son énergie et ses pinceaux au service de la cause. Une fois arrivée au sommet, elle tirera profit des moyens humains et financiers que lui procure son statut de responsable de l’atelier Léger puis d’unique héritière de l’artiste.
Rien ne la prédestinait pourtant à occuper une telle place. Née dans un milieu plutôt modeste, Nadia a une révélation en découvrant conjointement l’art et la révolution. En 1917, alors qu’elle est adolescente, elle fréquente le Palais des arts de Beliov. « Le capitalisme étouffait, écrasait, brisait une foule de talents parmi les ouvriers et les travailleurs de la terre », se remémore-t-elle à la fin de sa vie. C’est le déclic, la naissance d’une vocation double puisqu’elle embrasse dans un même élan la cause et la peinture. C’est décidé, Nadia sera peintre et elle se donne les moyens de réussir en se formant auprès des plus grands. À quinze ans à peine, elle quitte sa famille pour Smolensk dans l’espoir d’intégrer les Ateliers nationaux supérieurs des beaux-arts où officie Władysław Strzemiński. La rencontre de son premier mentor, proche de Kasimir Malevitch, lui permet aussi de côtoyer le pape de l’avant-garde soviétique. Cette rencontre n’a pourtant pas la saveur escomptée par la jeune fille. L’enseignement du maître, qui prophétise la mort de la peinture et la nécessité de passer à d’autres formes d’art, la désarçonne et l’emplit de doutes.
Nadia en a la certitude : sa vraie place n’est pas ici mais à Paris, la capitale de l’art moderne. Car, entre-temps, la fougueuse mais néanmoins studieuse élève dévore livres et revues à la bibliothèque de l’école et découvre, en feuilletant L’Esprit nouveau, une autre révolution menée en France par un certain Fernand Léger. Cap sur Paris donc, avec un crochet par Varsovie. Cette escale dure finalement quatre années ponctuées par des petits boulots (femme de ménage, modiste puis peintre d’icônes) et des cours aux Beaux-Arts en auditrice libre. Ce séjour est surtout l’occasion de se lier avec l’avant-garde polonaise et plus particulièrement Stanisław Grabowski. En 1925, le couple fraîchement marié prend la route pour Paris. Officiellement, ils sont en mission pour assister à l’Exposition internationale. Officieusement, ils vont s’inscrire à l’Académie moderne où enseigne Léger. Nadia, rebaptisée Wanda Grabowska depuis son mariage, est comblée, elle évolue enfin dans l’univers qu’elle espérait.
Elle ne se doute pas alors que sa rencontre avec Léger va bouleverser sa vie et son œuvre. En l’espace de quelques années, son destin s’emballe totalement. En 1927, elle donne naissance à sa fille, Wanda, et quitte dans la foulée son mari ; l’année suivante, elle devient officiellement la compagne de Fernand Léger qu’elle seconde rapidement. En 1932, elle devient son assistante et dirige l’atelier jusqu’à la fermeture de celui-ci près de trois décennies plus tard ! 1932 marque un vrai tournant dans sa vie professionnelle comme militante. Cette année-là, au bal Bullier, elle assiste à un meeting du parti communiste français. Elle entend pour la première fois Maurice Thorez et boit les paroles de cet orateur qui fait l’éloge de sa patrie, incarnant avec fougue les engagements qui lui tiennent à cœur. Nadia prend sa carte d’adhérente et devient presque instantanément une militante acharnée. Elle participe aux réunions de cellule, prépare les manifs et se montre très active dans le collage d’affiches. Ce militantisme est aussi véhément dans la sphère artistique, notamment dans ses autoportraits engagés à l’instar de celui où elle se représente devant un drapeau rouge. Prosélyte, elle encourage Léger à adhérer à l’AEAR (l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires) et joue un rôle décisif dans le rapprochement idéologique entre Léger et le Front populaire. Bien qu’engagé à gauche, le peintre avait toujours rechigné à s’encarter et mettre son talent au service de la propagande. Sous l’impulsion de la passionaria qui partage sa vie, son atelier va au contraire se muer en organe du parti. « Sous l’égide de Nadia, l’atelier devient l’une des équipes phares de la politique culturelle menée par le gouvernement de Léon Blum », explique Aymar du Chatenet, biographe de Nadia qui lui a consacré sa première monographie en 2019 [IMAV, 150 €]. « L’atelier se met à la disposition de l’organisation de fêtes et des grandes expositions populaires, notamment à travers une série de gigantesques photomontages, réalisée en collaboration avec Charlotte Perriand, pour le pavillon de l’agriculture de l’Exposition internationale des arts et techniques appliqués à la vie moderne de 1937. »
Nadia est aux anges, mais cet état de grâce est éphémère puisque le temps des cerises cède vite la place aux affres de la guerre. Durant l’Occupation, Léger se réfugie aux États-Unis ; Nadia s’y refuse. Rapidement identifiée comme une personnalité suspecte, elle est interpellée et interrogée. Relâchée mais placée sous étroite surveillance, elle entre dans la clandestinité et prend contact avec le colonel FTPF Boris Matline alias Gaston Laroche. La jeune femme devient agent de liaison pour des réseaux de résistants, sous le nom de code de Georgette Paineau. Active dans la branche russe des FTP-MOI, elle a pour mission de localiser, d’aider les soldats soviétiques évadés des camps de prisonniers et de leur fournir vêtements civils, vivres et faux papiers. Pour passer incognito, elle décolore sa chevelure brune et coupe la longue natte qu’elle porte depuis l’enfance au profit d’une mise en plis dans l’air du temps. Qui se douterait que cette frivole pin-up trimbale dans son cabas à commissions de faux papiers, des messages top-secrets et du matériel de propagande ? Ces missions ne sont évidemment pas sans danger, mais elle a repéré des alliés et des sympathisants chez qui se replier en cas d’alerte. « Elle se réfugie à la Galerie Jeanne Bucher, qu’elle connaît bien pour y avoir exposé avant la guerre et qui l’accueille sans difficulté », raconte Aymar du Chatenet. « Nadia passe la nuit sous une pile de tapisseries de Jean Lurçat. »
En 1944 enfin, elle sort de la clandestinité. Elle reprend les pinceaux et les met plus que jamais au service de la cause. Rapidement, alors que Léger est toujours aux États-Unis, elle rouvre l’atelier et fait tourner la boutique. L’amant de Nadia, Georges Bauquier – avec lequel elle formera un trio assumé jusqu’au décès de Léger –, est très proche de la direction centrale du PCF. Cette position assure au couple d’artistes une place de choix. Il se voit ainsi confier d’importantes commandes du parti pour la mise en scène des grandes cérémonies de la Libération. Fin 1944, deux portraits monumentaux de Gabriel Péri et Lucien Sampaix servent par exemple de toile de fond à l’hommage national organisé pour les martyrs du PCF. Ces immenses peintures, oscillant entre réalisme socialiste et proto-pop art teinté de biomorphisme, sont la matrice des portraits que l’atelier réalise pour les cérémonies à venir.
En juin 1945, pour le 10e congrès du PCF, Nadia est la cheville ouvrière du culte de la personnalité avec ses portraits monumentaux – près de 50 m2 pour certaines toiles – représentant pêle-mêle des héros tombés au champ d’honneur et des leaders présents à la tribune. Fernand Léger a tout intérêt à l’hyperactivité militante de sa compagne et de son atelier au profit du parti. L’exil de l’artiste et ses activités auprès de riches mécènes américains ne font clairement pas l’unanimité. Le peintre, qui a peur d’être ostracisé à son retour, adhère d’ailleurs au PCF par télégramme depuis New York. Il n’aura ensuite de cesse de montrer patte blanche et de redorer son blason. Il faut dire que le parti occupe alors un magistère culturel incomparable. Preuve en est le succès rencontré par la vente aux enchères organisée par Nadia au profit de l’Armée rouge en 1945. L’artiste donne une toile de Léger et va frapper à la porte de Picasso. À sa surprise, le peintre qui ne la connaît pas encore lui donne carte blanche : « Prenez-en autant que vous voulez », lui répond-il. Nadia repart avec trois toiles sous le bras, Matisse et Braque lui emboîtent le pas. Au final, elle accumule en quelques jours cent cinquante tableaux, pour certains de grande valeur. « La vente est un succès, relate Aymar du Chatenet. Trois millions de francs, en espèces, que Nadia récupère et apporte elle-même dans des valises à l’ambassade d’Union soviétique. »
La camarade a, de fait, toujours soutenu financièrement le PCF et l’URSS. Et plus encore après avoir hérité de la fortune de Léger. En 1952, le couple atypique régularise sa situation et se marie. Léger n’ayant pas d’enfant, c’est Nadia qui hérite de tout à sa disparition, ce qui fait d’elle une milliardaire puisque le moindre tableau vaut alors une fortune et qu’elle gère aussi les droits sur l’œuvre. Ce magot et son statut la rendent intouchable. Ainsi, bien que ses activités, et notamment sa proximité avec le sulfureux GRU, éveillent les soupçons des autorités, la veuve Léger n’est jamais inquiétée car elle est une personnalité de premier ordre tant côté français que soviétique. Elle avait en effet ses entrées en URSS et même dans le premier cercle du Kremlin, grâce à Ekaterina Fourtseva, la ministre de la Culture soviétique.
Personnalité publique, Nadia avait un appartement à côté de la place Rouge et bénéficiait d’articles réguliers dans la Pravda. Les agents soviétiques en opérations spéciales sur le sol français savaient aussi qu’ils pouvaient compter sur sa générosité pour pourvoir aux frais de mission imprévus. Sa patrie d’adoption aussi pouvait compter sur ses largesses. Très active mécène du PCF et de L’Humanité, elle achetait les abonnements au journal par milliers. Après la disparition de Fernand, elle offre également au PCF le Gros Tilleul, la dernière demeure du peintre. Le parti prend rapidement ses quartiers dans cette ancienne auberge de Gif-sur-Yvette, y organisant des réunions confidentielles, dont les négociations en vue de la fin de la guerre du Viêtnam réunissant Henry Kissinger et le délégué du Nord-Viêtnam à Paris, Lê Duc Tho. L’ancienne guinguette de la vallée de Chevreuse a aussi vu séjourner entre ses murs des hôtes de marque aussi prestigieux que Nikita Khrouchtchev et Youri Gagarine. Comme souvent dans la destinée de cette milliardaire rouge, digne d’un roman d’espionnage de John le Carré, la vérité dépasse la fiction.
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Nadia Léger, révolutionnaire milliardaire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°746 du 1 septembre 2021, avec le titre suivant : Nadia Léger, révolutionnaire milliardaire