Deux expositions éclairent différentes facettes de cette figure de l’art moderne : sa fascination pour l’urbanisme, les progrès techniques et son engagement social à Rodez, et son œil de cinéaste à Biot.
Rodez (Aveyron) et Biot (Alpes-Maritimes). Fernand Léger (1881-1955) s’invite à Rodez au Musée Soulages et se montre en cinéaste à Biot dans le musée qui lui est consacré. La première exposition – rétrospective orchestrée par Maurice Fréchuret, ancien conservateur en chef et historien d’art – met en scène les thèmes principaux de l’artiste : l’espace urbain, le monde du travail et les loisirs – plongeurs et acrobates. La seconde, organisée par Anne Dopffer, directrice des musées nationaux du XXe siècle des Alpes-Maritimes et Julie Guttierez, conservatrice au Musée Fernand-Léger à Biot, se concentre sur les liens de l’artiste avec le septième art, un sujet connu mais rarement étudié en profondeur.
Le point commun entre ces deux expositions complémentaires s’établit dans la modernité exceptionnelle de l’artiste. Certes, Léger n’est pas seul dans l’aventure des avant-gardes du début du XXe siècle. Cependant, il développe un cubisme bien différent de celui de Georges Braque et de Pablo Picasso, qu’il s’agisse de son répertoire iconographique ou de sa gamme chromatique. Les deux pionniers ont choisi la nature morte comme sujet emblématique dans leur remise en cause radicale de la représentation. Léger, lui, comme les Futuristes ou Robert Delaunay, s’investit totalement dans la vie moderne et cherche à démontrer par sa production plastique les racines communes entre les changements techniques et les transformations artistiques. Fasciné par le progrès, il ne peut pas concevoir ce changement formel en dehors d’« une époque contrastée, une vie en fragments » et où « les tableaux seront actuels s’ils représentent cette évolution visuelle » (extraits du catalogue).
Cet apprenti architecte s’adonne ainsi à son sujet de prédilection : le paysage urbain. La ville apparaît tôt – dès 1910 –, mais elle prend une ampleur exceptionnelle dans les années d’après-guerre. À Rodez, Le Remorqueur (1920), qui réunit les éléments les plus hétéroclites, partiellement identifiables, est un condensé du paysage urbain – en l’occurrence celui du port. Traité dans son style particulier – un espace dense, compressé, des formes géométriques dont les fragments, définis par des contours précis, sont imbriqués les uns dans les autres, une gamme chromatique agressive aux tonalités éclatantes –, l’ensemble est une célébration de la cacophonie de la ville. Ailleurs, dans Souvenir de New York, (1939), face au modèle américain et ses prodiges d’architecture – surtout l’urbanisme new-yorkais –, Fernand Léger rend hommage à cette ville verticale.
Puis, pour illustrer le monde du travail et celui des loisirs, ce sont les personnages qui jouent un rôle de plus en plus important. Les héros de Léger sont le mécanicien, l’ingénieur, et l’ouvrier qui savent fabriquer des artefacts industriels, nets et polis, aux formes parfaites (Le Mécanicien, 1918). Engagé socialement, l’artiste accorde une place de choix aux loisirs, une part essentielle de l’existence quotidienne. Il faut à ce propos voir la magnifique Partie de campagne (1953).
Le grand mérite de la présentation du musée de Biot est de permettre au visiteur de mieux comprendre ou, au moins, de regarder différemment la production plastique de Léger. On constate que non seulement l’artiste est sensible à l’esthétique industrielle, mais encore qu’il s’inspire directement de la technique cinématographique. Qu’il s’agisse de la fragmentation et de la superposition, de la pratique du zoom ou de la recherche des effets de mouvement, le visiteur découvre un Léger cinéphile et réalisateur inattendu. Naturellement, le célèbre film expérimental Ballet mécanique (1924) – un travail collectif avec Man Ray, Dudley Murphy et le compositeur George Antheil – est ici mis en valeur. Ce film sans aucune narration, qui continue à étonner par son montage rapide, par ses rapprochements entre figures humaines, objets et formes géométriques, n’est pas sans évoquer certaines toiles surréalistes du peintre comme La Joconde aux clés (1930). Et c’est une Joconde amoureuse de Charlot, comme l’affirme Léger. En réalité, le personnage de Charlie Chaplin, vagabond aux gestes saccadés et désarticulés, fut une véritable révélation pour Léger en 1916. Une rencontre paradoxale car, à la différence de Charlot, symbole de l’aliénation, de la dépersonnalisation caractéristique du XXe siècle, les êtres chez Léger, malgré leur apparence mécanique, participent à un monde futur – utopique – où l’introduction de la machine soulage les efforts humains.
D’autres projets du peintre suivront : une affiche pour le film La Roue d’Abel Gance (1923) ou le générique et le décor pour L’Inhumain de Marcel L’Herbier (1924). Enfin, il réalise un sketch du film Dreams That Money Can Buy (1947). De nombreux documents jalonnent le parcours qui s’achève sur une formidable installation : la projection du Ballet mécanique accompagnée par Ensemble mécanique, une musique électronique composée par le musicien autrichien Winfried Ritsch. Preuve, s’il en faut, que la modernité de Léger reste une source d’inspiration.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°594 du 9 septembre 2022, avec le titre suivant : La modernité résolue et optimiste de Fernand Léger