Réalisée pour l’Exposition universelle de Bruxelles de 1935, cristallise la science plastique de Fernand Léger comme la fécondité de sa collaboration avec Charlotte Perriand.
Qui se souvient que Fernand Léger, dont les dates de vie et de mort (1881-1955) se superposent presque à celles de Georges Braque et de Constantin Brancusi, suivit un temps les cours de Jean-Léon Gérôme, ce promoteur d’un académisme strict, d’une virtuosité toute photographique ? Et qui put alors imaginer que cette extraction enfanterait des œuvres parmi les plus saillantes des avant-gardes, voisines du cubisme de Picasso, de l’orphisme des Delaunay et du purisme d’Ozenfant ? Que l’on ne s’y trompe pas : les disques, les villes et les ballets de Léger ne sont pas des compositions indifférentes à leur époque. Au contraire, elles accueillent les affres et les balafres de l’histoire, les révolutions technicistes et les mirages progressistes, à compter notamment de cette Première Guerre mondiale que l’artiste vécut en brancardier et qui cristallisa « son orientation artistique et sociale, son appartenance populaire et son culte solidaire de la beauté mécanicienne » (Jean Leymarie).
En 1935, pour l’Exposition universelle de Bruxelles, Charlotte Perriand, René Herbst et Louis Sognot, membres de l’Union des artistes modernes (UAM), conçoivent pour le pavillon français une éphémère Maison du jeune homme de soixante-trois mètres carrés afin de sacrer la collaboration de la peinture, de l’architecture, de la sculpture et de l’ameublement. Sollicité par Perriand, qu’il connaît depuis quinze ans, Fernand Léger réalise une Salle de culture physique qui, traversée par des préoccupations sociétales et une utopie hygiéniste, est aujourd’hui exhumée pour l’extraordinaire exposition de la Fondation Vuitton. De son côté, Charlotte Perriand, devenue l’immense prêtresse de la modularité architecturale, imagine un mobilier épuré, et en particulier un bahut que Corbusier orne de deux planches de la Ville radieuse. De l’art de croiser les domaines et de multiplier les talents…
Dans le coin inférieur droit de la toile, trois bustes sont superposés. Ces trois silhouettes mutiques, avec leur visage qui se résume à un strict ovoïde, sans yeux ni bouche, évoquent tout à la fois les mannequins Stockman, ces substituts fantomatiques, et les figures métaphysiques peuplant les peintures de Giorgio De Chirico. Comme inachevées, ces créatures ne sont pas encore des individus : « Le sujet, c’est l’homme, dans la plénitude de ses facultés encore en latence, qui ne demande qu’à s’épanouir », affirme alors Charlotte Perriand. Du reste, ces figures répétées, comme anaphoriques, ne convoquent-elles pas la sérialité chère à une architecte qui mena de profondes réflexions quant à la production en série de meubles, et qu’elle commercialisa notamment dans la Galerie Steph Simon ? Ne songe-t-on pas à ses explorations quant à la déclinaison du même (chaise, fauteuil, module) ? Plébiscitant la répétition d’une matrice, pourvu que celle-ci fût simple et efficace, Perriand comme Léger érigeaient assurément la récidive en art de vivre…
Bien qu’elles diffèrent sensiblement les unes des autres, les trois esquisses à la gouache ayant présidé à la toile monumentale présentent un invariant : les bras tendus vers le ballon. Au nombre de quatre sur l’œuvre définitive – sans qu’il soit permis de savoir s’il s’agit de deux paires –, ces membres synthétiques, pareils à ceux des grandes baigneuses de Picasso, jouent avec une sphère qui, se détachant sur une trouée cosmique, tient moins du ballon de volley-ball que de l’astre ou de la planète, preuve que « rien n’est dissociable, ni le corps de l’esprit, ni l’homme du monde qui l’entoure, ni la terre du ciel » (Charlotte Perriand). Ce morceau presque chorégraphique évoque par ailleurs les photographies de Perriand, en particulier sa Plaque de glace brandie à quatre mains, véritable transfiguration du mystère céleste rappelant combien les artistes s’employèrent, en cette éphémère Maison du jeune homme, à faire dialoguer des formes éminemment poétiques et à décloisonner enfin les pratiques comme les espaces.
Héritier du cubisme cézannien, Fernand Léger investigue le poids comme la pesanteur du monde, explore la rotondité parfois cylindrique des formes, celle qui permet de déployer l’onctueuse harmonie du visible. Habile à marier la courbe et la droite, il n’en demeure pas moins un formidable coloriste, capable de convier dans cette toile monumentale de neuf mètres carrés un jaune safran où l’or rencontre le soleil. Les accords chromatiques sont subtils. Le recours au noir permet de dessiner des ombres puissantes et de faire s’affronter des complémentaires hardies : le vert légèrement éteint du polyèdre répond à l’énigmatique point rouge, digne de Miró, tandis que les lignes orange zèbrent des trouées bleu nuit. Cet écheveau de lignes pures et de couleurs non modulées n’a rien à envier aux compositions de Kandinsky ou de Mondrian, ces thuriféraires d’une beauté musicale et symphonique. Sauf qu’ici, avec ses formes sphériques et tubulaires, la peinture libère une musique moins pianistique que cuivrée.
Les années 1930 sont à la vitalité. Le corps s’ébroue, s’épanouit, se sculpte. Le corps doit être à l’image de l’esprit : sain. Mens sana in corpore sano. Charlotte Perriand se souvient : « René Herbst pratiquait le canoë avec des amis ; ensemble, nous louions le jeudi la piscine du Claridge pour nager, nous ébattre, jouer au water-polo. À notre image, le jeune homme de cette maison serait sportif. » Par conséquent, pour la toile destinée à la salle de culture physique, que René Herbst décida de séparer de la salle d’étude par un modeste filet évitant aux ballons de s’y répandre sans créer de cloison optique, Fernand Léger représente les équipements et les instruments archétypaux du sportif – agrès, corde à nœuds, haltères, ballon –, lesquels trahissent la hantise hygiéniste de ces créateurs décidés à donner aux corps une meilleure assise, une meilleure posture, un meilleur confort. Nouvel humanisme pour un homme nouveau, quand vivre revient à ne jamais se tordre ni s’abaisser, mais toujours être à son aise.
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La Salle de culture physique de Fernand Léger
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°730 du 1 janvier 2020, avec le titre suivant : La Salle de culture physique de Fernand Léger