Tandis que les artistes plasticiens sont invités à monter sur les planches par des théâtres en quête d’un nouveau public, les musées s’ouvrent à de nouvelles propositions performatives venues du spectacle vivant.
En septembre, le Palais Garnier faisait sa rentrée avec 7 Deaths of Maria Callas, un spectacle conçu par Marina Abramovic à la jonction du théâtre lyrique, de l’art vidéo et de la performance [voir ill.]. Quelques jours plus tard, le Théâtre du Châtelet présentait Deep See Blue, adaptation scénique de l’installation imaginée par Laure Prouvost pour le pavillon français lors de la Biennale d’art contemporain de Venise de 2019. Projetée sur un écran, la vidéo au cœur de l’œuvre était accompagnée pour l’occasion par un concert en direct, sur une composition du musicien Flavien Berger.
Ces deux spectacles conçus par des plasticiennes ont en commun le croisement des disciplines, tout comme l’ambition de renouveler le public des établissements qui les ont programmés. Marina Abramovic dit ainsi avoir voulu s’adresser aux jeunes générations et aux spectateurs qui ne sont pas familiers de la forme lyrique afin de revitaliser le genre. Dans cette perspective, 7 Deaths of Maria Callas associait films et performance en direct.« Si les scénographies de théâtre lyrique font souvent appel à la vidéo, celle que j’utilise n’a pas un rôle d’arrière-fond. Elle participe à la complexité de l’installation où l’on ne sait pas toujours si les acteurs sont incrustés dans l’écran ou bien vivants », expliquait l’artiste. Quant à Deep See Blue, le projet en a été apporté au Châtelet par Coralie Gauthier, la directrice artistique du club Le Silencio, indique Thomas Lauriot dit Prévost, le directeur du théâtre parisien. « Il s’inscrit dans la volonté du Châtelet d’élargir et de renouveler son audience. Cela nous incite à aller vers des répertoires en dehors de notre zone de confort artistique. »
Les liens entre les arts visuels et le spectacle vivant ont toujours existé – de l’invitation de Diaghilev passée à Matisse et Picasso pour dessiner les décors des Ballets russes à Jasper Johns signant ceux des pièces de Merce Cunningham. Les incursions sur la scène de plasticiens conviés en tant qu’auteurs correspondent en revanche à un phénomène plus récent. Ces dernières années ont ainsi vu Tino Sehgal concevoir des chorégraphies pour l’Opéra national de Paris, dont la saison 2019-2020 fut marquée par la mise en scène version hip-hop des Indes galantes de Jean-Philippe Rameau par Clément Cogitore. Ces interventions sont d’ailleurs encouragées par le programme en ligne « 3e Scène » de l’Opéra de Paris qui incite des artistes (réalisateurs, plasticiens, chorégraphes…) à porter, à travers des œuvres originales, « un regard insolite sur l’univers de la musique, de la danse, de l’Opéra de Paris, son patrimoine, ses métiers et l’architecture de ses lieux ». Une plateforme devenue d’autant plus pertinente en période de confinement général : le numérique est désormais au cœur des réflexions des établissements culturels pour atteindre de nouveaux publics.
Dès 2011, la Fondation d’entreprise Hermès lançait, en soutien au spectacle vivant, le programme « New Settings », fondé à l’origine sur le principe d’une co-création entre un chorégraphe ou un metteur en scène et un plasticien. Passage à l’acte, spectacle de la chorégraphe Fanny de Chaillé et du plasticien Philippe Ramette autour de leur fascination commune pour le rapport au corps dans l’espace, fut l’un des premiers à être produits. Évoluant dans des costumes-prothèses, les danseurs y donnaient à voir l’envers de la création de chacun des deux complices : la façon dont la danse tente de surmonter les obstacles physiques comme les dispositifs sculpturaux cachés derrière les images en apesanteur de Ramette.
L’année suivante vit, entre autres, la production de Curtain, la cinquième collaboration du danseur et chorégraphe Jonah Bokaer avec l’artiste Daniel Arsham. Depuis, le programme « New Settings » a évolué vers un format moins axé sur la collaboration que sur l’hybridation, engageant les créateurs à« expérimenter des formes buissonnières » afin « d’élargir les possibles des arts de la scène ». Au printemps prochain, Tempura Cockpit, du duo de plasticiens Elvire Caillon et Léonard Martin, se proposera ainsi de reconstituer un atelier d’artiste, plaçant le processus de création au cœur du spectacle.
C’est aussi une des caractéristiques de Bonheur Entrepreneur, d’Ariane Loze, pièce également soutenue par la Fondation Hermès et programmée en juin dernier au Théâtre de Gennevilliers (*) (Hauts-de-Seine). Mais le profil de cette comédienne, vidéaste et metteuse en scène illustre a contrario la manière dont les centres d’art s’ouvrent à de nouveaux registres. Issue du théâtre (formée au Royal Institute for Theatre, Cinema and Sound [RITCS] de Bruxelles), Ariane Loze s’est tournée vers un travail de vidéaste et de performeuse qui a trouvé sa place dans le champ de l’art contemporain. Représentée par la galerie Michel Rein, elle a exposé dans différents musées en Europe et a pris part au Salon de Montrouge en 2018. Dans Bonheur Entrepreneur, réflexion existentielle subtile empruntant au langage de l’entreprise, on la voit tourner un film dont elle a écrit le scénario et où elle interprète, comme à son habitude, tous les rôles ; les images de ce film sont simultanément projetées sur un écran. Inclassable, sa démarche, si elle joue avec les codes de la dramaturgie, témoigne davantage d’un appétit de l’art contemporain pour de nouvelles formes que d’un renouveau du théâtre. Ainsi, il n’est pas anodin que la 58e Biennale de Venise ait décerné en 2019 son Lion d’or de la meilleure participation nationale au pavillon lituanien et à la proposition des artistes Lina Lapelyte, Vaiva Grainyte et Rugile Barzdziukaite : Sun & Sea (Marina) [voir ill.], leur « opéra-performance », mettait en scène une vingtaine de chanteurs en maillot de bain, pour une ode au désastre climatique.
L’été dernier, c’est pendant le Festival d’Avignon qu’a été créé Outremonde, mais c’est la Collection Lambert qui servait de cadre à cette création hybride de Théo Mercier, lequel réalisait pour la première fois son désir de réunir le spectacle vivant et l’espace d’exposition. Au-delà d’une réflexion esthétique entre boîte noire et white cube, le propos d’Outremonde était aussi politique, questionnant les différences de statut entre les assistants d’artistes et les intermittents du spectacle, la difficulté à structurer un atelier qui fonctionne également comme une compagnie. Théo Mercier, pour sa part, veille à ce que son équipe soit salariée sur les mêmes bases. S’il est à l’affiche du Festival d’automne et coproduit par le Théâtre de la Ville (avec le soutien de la Fondation Hermès dans le cadre de « New Settings »), c’est également au musée que l’on a pu voir en septembre Gardien Party, une création théâtrale de Mohamed El Khatib & Valérie Mréjen. Ensemble, le metteur en scène et l’artiste sont partis à la rencontre d’agents de surveillance dans les musées de différents pays pour en restituer les routines et les rêveries dans un spectacle qui, non seulement met au centre de l’attention ces figures discrètes de l’espace muséal, mais offre un regard sur les collections. Gardien Party sera repris début décembre pour quelques jours au Mac/Val, le Musée d’art contemporain du Val-de-Marne.
« C’est intéressant que les différentes disciplines ne se regardent pas en chiens de faïence, assure Thomas Lauriot dit Prévost. Pour autant que les projets venant d’autres univers respectent l’outil formidable qu’est le Théâtre du Châtelet et permettent de l’optimiser. Nous n’allons pas faire des projections sur écran toute l’année par exemple. Il faut que les œuvres aient un sens. » A-t-il été échaudé par le projet immersif « DAU » [du cinéaste I. Khrzhanovsky] présenté au Théâtre du Châtelet et au Théâtre de la Ville ? Initiée par l’ancienne directrice artistique Ruth Mackenzie, entre-temps remerciée, cette expérience artistique controversée entendait plonger le public dans l’Union soviétique des années 1940 aux années 1960, à travers un dispositif complexe de décors, films, concerts, conférences et performances. Les équipes travaillent pourtant actuellement sur une création du Ballet national de Marseille, en collaboration avec le collectif La Horde, qui, grâce à un dispositif numérique spécial, permettra aux spectateurs de vivre la représentation comme s’ils étaient sur les planches. Y compris depuis leur salon.
(*) C'est au Théâtre de la Cité Internationale qu'Ariane Loze a présenté son spectacle Bonheur Entrepreneur en juin dernier et non au théâtre de Gennevilliers (où elle a montré un film et une performance en octobre 2019).
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°577 du 12 novembre 2021, avec le titre suivant : Chassés-croisés artistiques entre la scène et le musée