Cinéma

INSTALLATION

DAU déroute son monde

Par Christine Coste et Stéphanie Lemoine · Le Journal des Arts

Le 25 février 2019 - 1302 mots

PARIS

Clap de fin le 17 février pour DAU. La première mondiale à Paris s’achève sur une série de questionnements qui ne sont pas sans lien avec le sujet convoqué par le cinéaste russe Ilya Khrzhanovsky.

Paris. Singulière trajectoire que celle de DAU. Annoncé peu de jours avant son lancement à Paris le 24 janvier, le projet a d’abord suscité l’emballement et la curiosité. L’annonce d’une « expérience inédite », le prestige des institutions partenaires, leur ouverture sept jours sur sept, 24 heures sur 24, la notoriété des participants (Marina Abramovic, Brian Eno, Peter Sellars…), le vertige des chiffres avancés (trois ans de tournage, sept cents heures de pellicule 35 mm…) en ont fait l’événement culturel le plus attendu de ce début d’année, bien que la plupart des journalistes n’aient rien vu au préalable et que le nom du cinéaste russe Ilya Khrzhanovsky soit confidentiel.

« Nous avons été victimes de notre ambition »

La déception fut à la hauteur de l’attente suscitée. Dès la présentation à la presse le 23 janvier, DAU ne se révèle pas vraiment au point. Le lendemain, l’ouverture au public du Théâtre de la Ville est différée, l’autorisation par la commission de sécurité tardant à venir ; celle du Théâtre du Châtelet, repoussée de jour en jour jusqu’au 2 février au soir. L’application censée proposer un parcours personnalisé aux visiteurs est indisponible. Sur place, les équipes mobilisées paraissent bien insuffisantes pour faire face aux demandes. Quant aux films, ils déçoivent plus qu’ils ne suscitent l’intérêt, tandis que la violence de certains et la vision archétypale de la femme embarrassent. L’immersion dans les espaces en travaux du Théâtre de la Ville ou du Châtelet, les expériences que l’on y vit avec les chamans et les auditeurs (psychologues ou religieux), l’enchaînement des concerts, conférences ou performances, les « period rooms » de la période soviétique reconstituée et les bars à l’avenant séduisent davantage. Le 5 février, soit douze jours avant sa clôture, DAU recensait 22 000 visiteurs, contre 40 000 escomptés.

« Nous avons été victimes de notre ambition », reconnaît Martine d’Anglejan-Chatillon, productrice de l’événement. La création d’Ilya Khrzhanovsky a surtout été objet de suspicion quant aux conditions de tournage, à la réalité des chiffres avancés ou à son financement, assuré par l’homme d’affaires russe Sergeï Adoniev. On s’est aussi interrogé, on s’interroge toujours, sur le devenir des données personnelles récoltées via trois canaux : l’inscription à DAU en ligne, le questionnaire obligatoire pour obtenir le passe 24 heures ou illimité et les conversations filmées avec des auditeurs, « mis à disposition » des visiteurs pour s’épancher sur des sujets là encore très intimes. DAU est à cet égard un révélateur de nos sociétés, de nos comportements, attentes et anxiétés. Le secret, l’effet de surprise, la symbolique, la manipulation, le voyeurisme et la crainte sont au cœur du projet d’Ilya Khrzhanovsky. Quitte à ce qu’ils se retournent contre lui, comme à Berlin où devait avoir lieu son lancement mondial en octobre 2018. La construction d’une réplique du Mur sur 1,2 km, dévoilée par une fuite dans la presse, avait alors fait polémique, jusqu’à dissuader la Ville d’accorder les autorisations nécessaires.

DAU, support de projections individuelles et collectives

Londres sera la prochaine étape de DAU au printemps. « Berlin n’est pas abandonné mais n’est pas envisageable sans le mur », précise Martine d’Anglejan-Chatillon. Des musées à New York sont approchés. Nul doute que le projet y fera réagir. Car cette vaste création aux allures d’un tentaculaire work in progress, qui mobilise entre 250 et 300 personnes, se veut un support de projections individuelles et collectives, et réussit à l’être. Sous ses allures de reconstitution historique, il reflète en effet le monde dans lequel nous baignons : celui des réseaux sociaux numériques et leurs pendants (buzz, fake news, hackers…). D’Internet, il épouse le fonctionnement très organique et horizontal, mais aussi le lexique. Rétifs au terme « immersion », ses organisateurs préfèrent parler d’« aléatoire », d’« intuitif », de « collaboratif ». Ces catégories dictent le temps et l’espace de DAU y compris lors du tournage des treize longs-métrages réalisés dans les studios de Kharkov en Ukraine, où Ilya Khzhanovsky a reconstitué l’institut moscovite du physicien Lev Landau (1908-1968).

La teneur des films de durée variable (deux heures minimum), scènes de « vie ordinaire » où le huis clos domine, ne cherche pas elle-même à s’inscrire dans une chronologie précise. Seuls les vêtements, les coiffures et les décors suggèrent les changements d’époque entre 1938 et 1968. Leur diffusion sans ordre ni générique confronte à un temps non pas linéaire mais nucléaire, où chaque événement s’inscrit comme un atome dans une spirale qui crée sa propre énergie.

La confusion temporelle et spatiale des films se réplique dans les dédales du Théâtre de la Ville et du Châtelet, un sentiment renforcé par l’obligation de laisser son téléphone portable au vestiaire. S’ils ménagent des repères évoquant le décor des longs-métrages et leurs personnages (dont une série de mannequins hyperréalistes), les lieux n’offrent pas de parcours défini, mais un ensemble d’espaces organisés en nuages de mots-clés (« History », « Future », « Body », etc) et une programmation mystère où l’on ne sait quand et où l’on tombera sur un concert de Brian Eno, de Teodor Currentzis ou de Michael Rudy, ou sur une conférence de Yann Toma, de Jonathan Littell ou de Caroline Bourgeois.

Tout comme la physique quantique qu’étudiait Lev Landau, le projet d’Ilya Khrzhanovsky contient et assume une part d’incertitude et d’indétermination. Sa façon de déjouer les routines et les repères, son absence de balises, d’ordre, de raison, ont joué contre lui durant les deux premières semaines de son lancement parisien, alors que c’est précisément ce qui fait son originalité et son intérêt. Mais pour en prendre pleinement la mesure (et la démesure), encore fallait-il disposer de ce qui fait défaut à nos sociétés en pleine accélération : du temps.

Des partenaires renommés  

 

Soutiens. Métaphore des réseaux numériques, DAU repose aussi sur un vaste réseau professionnel. Il a été d’abord soutenu par Alex Poots, directeur de The Shed (New York), puis par Ruth Mackenzie et Thomas Lauriot dit Prévost (nommés en 2017 codirecteurs du Théâtre du Châtelet), Emmanuel Demarcy-Mota (directeur du Théâtre de la Ville) et Christophe Girard, adjoint à la Mairie de Paris pour qui le projet résonne avec l’esprit de la Nuit blanche. Caroline Bourgeois, conseillère auprès de François Pinault, a quant à elle mobilisé le milieu artistique et culturel, et convaincu Bernard Blistène de prêter une trentaine d’œuvres représentatives de l’art non officiel soviétique aux théâtres de la Ville et du Châtelet. Interrogé sur DAU, le directeur du Mnam-Centre Pompidou explique que « le conservateur chargé de ce projet au Centre Pompidou, Nicolas Liucci-Goutnikov, a visionné sept des treize films. L’opposition entre esthétique de films de fiction (beauté de la lumière et du cadrage, décors et costumes historiés) d’une part, et effet de réel (brut voire brutal) d’autre part, a retenu son attention ». Soulignant que « le Centre Pompidou a été impressionné par l’ampleur annoncée du projet».

 

Christine Coste et Stéphanie Lemoine

 

La version cinéma de DAU sortira-t-elle en salles ?  

Production. Avant de dériver vers une installation transdisciplinaire, DAU s’annonçait comme un biopic du scientifique russe Lev Landau. Lancé en 2006, il a d’abord été financé comme tel en 2007-2008 par divers guichets, dont Arte et Eurimages. Or, cette aide à la production ne va pas sans conditions, ainsi la sortie du film en salles. Cette condition sera-t-elle respectée ? La Société parisienne de production et Arte France Cinéma, coproducteurs, assurent qu’un long-métrage, distinct des treize films présentés à Paris, est en montage. Ce qui n’a pas empêché le ministère de la Culture russe d’obtenir par voie de justice le remboursement des sommes engagées, ni Eurimages d’annuler partiellement son soutien financier fin 2018. DAU sortira-t-il donc en salles ? Martine d’Anglejan-Chatillon, productrice, répond de manière évasive : « C’est possible mais pas sûr. Ilya n’a pas décidé. »

 

Christine Coste et Stéphanie Lemoine

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°517 du 15 février 2019, avec le titre suivant : DAU déroute son monde

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