Éblouissant, le livre de la romancière et plasticienne Valérie Mréjen affronte la singularité poétique et flottante des archives, ces prélèvements de réel où confluent le silence, le mystère et la prose des jours enfuis.
Sis aux portes de Caen, à Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, en cette abbaye d’Ardenne somptueusement réhabilitée pour abriter des fonds d’archives et d’études confiés par des écrivains, penseurs, philosophes ou libraires, l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (Imec) poursuit depuis sa création, en 1988, un formidable travail de valorisation. Chercheurs, curieux et béotiens peuvent ainsi accéder à des documents susceptibles d’éclairer une trajectoire, d’en révéler la complexité littéraire et d’en dire l’incrustation dans le quotidien le plus élémentaire. À cet égard, et depuis trois années, l’institution confie à des auteurs – Jean-Christophe Bailly (2016), Gérard Wajcman (2017), Gilles A. Tiberghien, (2018) et aujourd’hui Valérie Mréjen – le soin d’approcher librement les fonds conservés dans ses rayonnages profus ; une carte blanche qui prend invariablement la forme d’une exposition et d’un livre-catalogue publié par l’Imec dans l’élégante collection « Le lieu de l’archive ».
Broché, de format moyen (19,3 x 26 cm) – à mi-chemin entre le roman et le « beau livre », manière de rendre justice à l’hybridation artistique du projet –, le présent ouvrage accueille en première de couverture quatre quadrilatères monochromes dont on aurait dérobé à l’emporte-pièce une partie rectangulaire. Ce processus de retranchement correspond au mode opérationnel imaginé par Valérie Mréjen, laquelle a choisi d’extraire, de cadrer et de zoomer sur et dans les archives, notamment photographiques, afin d’en extraire la partie poétique, car souvent indécidable (visages indéchiffrables, paysages bucoliques, défilés commémoratifs…). Endossant la part énigmatique, et volontiers tautologique de cette propédeutique – soustraire des archives à des fonds puis en soustraire des morceaux, tels des entailles hiéroglyphiques –, cette couverture, conçue comme le reste de l’ouvrage par le studio de design éditorial The Shelf Company, est assurément éloquente. Et que l’on se rassure : il en sera toujours ainsi.
Dans son texte liminaire, Valérie Mréjen explique sobrement la nature de son projet, lequel consiste à puiser parmi les boîtes « Divers », conservées dans les sous-sols à basse température de l’Imec, des pièces d’archives qui ne soient pas des pièces à conviction, mais plutôt des pièces à indécision, quand échappe leur motivation première ou qu’achoppe toute tentative d’interprétation, quand s’affirme proprement leur dimension « muette et interchangeable ». Issus du fonds Jean Paulhan, une modeste carte de visite de Valery Larbaud engendre mille projections tandis qu’un ticket de train Ouistreham-Caen provenant du fonds Maurice Sachs libère mille hypothèses. Ces pièces de peu, soustraites aux archives de Jean-Michel Palmier, Antoine Vitez ou Alain Robbe-Grillet, sont des machines à fantasmes dont Valérie Mréjen assume le caractère trouble, et troublant, jusqu’à flanquer certaines images de phrases extrinsèques – récits de ses propres rêves, bribes d’archives entremêlées et volontiers cacophoniques. L’archive est une trace, « un objet lesté de présence », une manière extravagante d’assigner par-delà le temps des pays désolés, des êtres anonymes, des moments inclassables quoique classés, rangés, triés. Du reste, et en dépit de la modestie ou de la trivialité de certains documents, le lecteur appréciera l’exquise matérialité des reproductions, restituée grâce à une photogravure irréprochable, un détourage impeccable et la mention systématique de l’agrandissement ou du zoom appliqué à l’archive originale.
Valérie Mréjen a judicieusement regroupé les documents non par fonds mais par typologies (« entrées », « traversée », « miroir », « contre-jour », « solitudes ») qui autorisent des plasticités inattendues et rappellent combien, par l’archive, « une partie du quotidien et des rendez-vous de travail ou de la vie privée a été soustraite aux regards », et que « cela ne nous regardait pas sans doute ». Que dit la carte orange de Jacques Derrida, offerte à nos yeux ébahis de constater que le philosophe, lui aussi, connut les odeurs poisses du métro ? Que dit vraiment la liste de course de Marguerite Duras, sinon que, comme nous, l’écrivain put acheter « deux kilos de carotte et deux pieds de veau » ? Ces pièces modestes, qui ressortissent au « divers » d’une histoire, sont-elles aptes à trahir une vie, à en trahir l’épaisseur et la chair invisibles ? Ces archives silencieuses ne mettent-elles pas en jeu notre désir infini de les garder à vue pour les faire enfin parler ? N’est-ce pas ce que suggère Valérie Mréjen lorsqu’elle confie à cinq écrivains le soin d’écrire un récit autour d’une même carte postale, assortie d’un dessin ? Le regard peut-il faire l’économie du langage ? Qu’est-ce que voir veut dire ? Et qu’est-ce que dire peut voir ?
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« Sous-traction » de Valérie Mréjen
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°730 du 1 janvier 2020, avec le titre suivant : "Sous-traction" de Valérie Mréjen