Tandis que galeries et musées sont concentrés dans les métropoles, des artistes choisissent de s’installer à la campagne. Certains (les plus établis) par confort, d’autres par nécessité.
Posé comme un noir rocher au milieu des champs, l’atelier de Jean-Luc Moulène (né en 1955) a de quoi faire rêver tout artiste. Conçu par l’architecte Didier Faustino, il déploie sur une surface de 400 m2 tous les espaces nécessaires à la conception d’une œuvre. « L’atelier est d’un seul tenant, tout est connecté, sauf les archives, qui sont closes, décrit son propriétaire. à l’étage, du fond vers la sortie, s’organisent un salon avec une bibliothèque, un poste de dessin, un poste informatique, une grande table de réunion. En dessous, les surfaces de construction – maquettes, menuiserie, matériaux –, et une salle blanche, dite “de tests”, qui est en constante évolution et me permet de voir mes pièces dans de bonnes conditions avant de les montrer. » En s’installant dans le Perche avec son épouse il y a cinq ans, l’artiste a ainsi pu ouvrir un nouveau chapitre de ce qu’il appelle son « enquête artistique ». « Ce n’est pas une fuite ni un retrait de Paris, assure-t-il, mais la continuation d’une œuvre. En m’installant ici, j’ai simplement changé de point d’émission. » Comme lui, beaucoup d’artistes ont fait le choix de quitter les métropoles pour s’établir dans les bourgs et espaces dits « de faible densité ». Difficile à quantifier, le phénomène signe un changement d’époque : longtemps associées au déclin – de la population, des services publics, des emplois, etc. –, les campagnes ont vu leur blason médiatique redoré par la crise environnementale et le Covid-19. « La campagne est à la mode », assure même Emmanuel Tibloux, directeur de l’Ensad, dans l’introduction de Design des mondes ruraux, ouvrage collectif revenant sur la création d’un post-master de design à Nontron.
En déplacement dans cette petite ville de Dordogne, Rachida Dati y annonçait, en janvier 2024, le lancement du Printemps de la ruralité. Objectif de cette consultation en ligne : identifier les pratiques culturelles des 22 millions de Français (un tiers de la population) vivant en zone rurale et, à terme, « renforcer la place de la culture au cœur des territoires ruraux ». Pourtant, les artistes n’ont pas attendu la pandémie, ni les annonces du ministère, pour prendre la clé des champs. Le plus souvent, ils sont d’abord allés chercher dans les campagnes un supplément d’espace, comme un remède à l’envolée des prix de l’immobilier depuis le milieu des années 2000. « À Paris, je travaillais dans une chambre de 12 m2 », explique Claire Chevrier (née 1963), qui s’est établie dans la Sarthe il y a douze ans avec son compagnon, Patrick Tosani (né en 1954). « J’avais tellement d’œuvres à stocker qu’il ne me restait plus pour travailler que l’espace d’un bureau. J’avais perdu tout ce qui fait qu’un atelier est un lieu où tester des choses. En déménageant, j’ai pu m’acheter un traceur [imprimante photo grand format : ndlr], et j’ai retrouvé énormément d’autonomie dans mon travail. », poursuit-elle. Pour cette photographe reconnue, qui enseigne chaque semaine à l’école d’architecture de Versailles, il n’était pas question pour autant de se couper du monde : le bourg où elle s’est installée est desservi par le train et lui permet de gagner Paris en moins de deux heures. Le couple a aussi gardé un pied à terre dans la capitale. Et c’est faute d’avoir trouvé un atelier en proche banlieue parisienne qu’il s’est résolu à quitter l’Île-de-France. « Sur le plan professionnel, vivre à la campagne peut être assez compliqué, note Claire Chevrier. Il y a des rendez-vous qui ne peuvent se faire qu’à Paris. Les gens qui viennent nous voir prennent forcément une journée entière. » Le marché et les lieux de diffusion de l’art contemporain restant concentrés dans les métropoles, s’en éloigner équivaut en effet à prendre le risque d’être oublié. « Tout le business se fait à Paris », rappelle Olivier Kosta-Théfaine (né en 1972), installé à l’année sur l’île d’Yeu depuis 5 ans sans vraiment l’avoir choisi, à la naissance de sa fille. « J’ai l’impression de vivre en banlieue très éloignée. Mon RER, c’est le bateau qui fait la navette avec le continent. » Derrière la carte postale estivale, l’artiste a débusqué un endroit qu’il décrit comme « rugueux ». De quoi inspirer ce « peintre de paysage », grandi à Sartrouville et forgé à l’école du graffiti : « Quand je suis sur un territoire, je l’arpente, je l’observe pour décrire l’envers du décor, explique-t-il. Vivre ici m’a amené à travailler de manière différente, plus artisanale, et à être plus proche de la nature. » Dans « Almost seul-tout », sa dernière exposition à l’espace Avant-propos à Rouen, ses œuvres convoquent son nouvel environnement quotidien : les canettes de bière glanées au fil de ses promenades s’ornent de coquillages et ses bombes aérosol s’emplissent désormais d’encre de seiche, fruit de ses pêches à la turlutte. « Sur l’île, on s’aide davantage, les jeunes qui construisent leur maison s’échangent des heures, note-t-il. On ne va pas forcément au magasin, et d’ailleurs, il y a moins de magasins. On apprend à recycler, à réutiliser les objets qui ont déjà vécu une vie. » À Saint-Langis-lès-Mortagne (Orne), Jean-Luc Moulène fait aussi le constat d’une plus grande autonomie : « Ici, le faire se généralise », assure-t-il. «On est tout le temps occupé ! » Depuis son installation, l’artiste a entièrement réorganisé la gestion de ses œuvres, depuis leur inventaire jusqu’aux contrats de prêt. « La vente est la seule chose que je ne veux pas faire ! », note-t-il.
L’accès à des espaces plus grands n’a pas seulement une incidence sur la nature du travail artistique. Il permet de le déployer autrement, et inspire souvent aux artistes la création de lieux de diffusion. Depuis son installation sur l’île d’Yeu, Olivier Kosta-Théfaine a par exemple transformé chaque été son atelier en artist run space : l’Écho des vagues. Dès leur installation à Beaugency, 7000 habitants, dans le Loiret, Jérémie Bellot (né en 1987) et sa femme ont réhabilité le château de la ville pour y exposer des œuvres d’art numérique. De l’aveu de l’artiste, il s’agissait d’abord « d’augmenter ses espaces d’expression » en déployant ses propres créations dans les 1 500 m2, répartis en seize salles. « L’espace dont nous disposons nous permet d’accueillir facilement des amis artistes et de les loger », ajoute Jérémie Bellot. Le château de Beaugency, qui emploie une dizaine de personnes et compte un café, une boutique et des chambres d’hôtes, offre ainsi de faire découvrir la création numérique aux amoureux du patrimoine – et inversement. « Depuis l’ouverture, nous avons accueilli 50 000 visiteurs avec une proposition très contemporaine, contrepoint aux châteaux de la Loire », explique l’artiste. Depuis qu’il s’est installé à Brosses, petit village de l’Yonne, en quête d’un espace plus grand, Kealan Lambert (né en 1987) a lui aussi tiré parti de l’éloignement des grandes villes. « Au début, je faisais des allers-retours à Paris pour travailler dans la régie d’exposition, mais mes déplacements me coupaient d’ici, rapporte l’artiste, diplômé des Beaux-arts de Paris. De plus, quand je gagnais 2 000 euros, j’en dépensais aussi 2000, alors qu’ici, avec un mode de vie différent, je peux vivre aussi bien en gagnant 600 euros. » Plutôt que de rester « sous perfusion de la capitale », selon ses termes, Kealan Lambert a donc choisi de s’ancrer dans le village. Sa maison est devenue « le 47 », un lieu de résidences et d’expositions ouvert aux artistes contemporains. Chaque été, leurs travaux sont présentés dans la grange attenante et dans le jardin. La manifestation s’accompagne de déambulations, d’ateliers culinaires, de banquets et de tables rondes où sont conviés les agriculteurs et les artisans locaux. « Je n’oublie jamais où je suis, ni à qui je m’adresse, explique Kealan Lambert. L’idée n’est pas de recréer une petite bulle d’art contemporain parisien dans le village, où personne n’attend ce type de proposition. »
De fait, montrer de l’art contemporain en milieu rural ne va pas de soi. Selon l’étude « Loisirs des villes, loisirs des champs », parue en 2023, la fréquentation des expositions pâtit à la campagne d’un double frein : très liée aux lieux labellisés par le ministère, elle est encore plus qu’en ville déterminée par le diplôme et la catégorie socio-professionnelle. Contrairement à d’autres pratiques culturelles, foisonnantes en milieu rural, la « sortie au musée » reste un fait majoritairement urbain. D’autant qu’à la campagne, elle nécessite le plus souvent une voiture. Il faut ajouter à cela l’image d’un art contemporain jugé élitiste et hermétique. « Nous inscrire dans la ferme de la Martinière [à Ambierle, dans la Loire], nous a permis de commencer à voir, à observer les rapports de classe et de domination dont nous étions porteurs, écrivent, dans Design des mondes ruraux, Tom Hébrard et Samuel Chabré, cofondateurs du Tiers-lieu paysan de la Martinière. Notre position sachante qui écrase plus qu’elle n’élève. » Pour ne pas se comporter « en colon », il faut alors « prendre la tangente », selon l’heureuse expression de Kealan Lambert. Lui, projette de créer un fanzine et s’apprête à ouvrir un café à côté du fournil où son amie Rebecca Corazza fabrique un délicieux pain au levain « 100 % bio, naturel et issu de farines locales ». « Travailler autour de l’agriculture et de l’alimentation nous a ouvert de nombreuses portes », explique-t-il. Au 47, le choix des artistes en résidence et des exposants a joué un rôle décisif pour rallier les habitants : « Les photographies de Damien Rouxel (né en 1993), qui se met en scène avec ses parents agriculteurs, ont aidé au dialogue », affirme Kealan. Tout comme la résidence d’Alice Bidault (née 1994), installée depuis six ans sur un terrain forestier de quatre hectares, à Poil, dans le Morvan. Il faut dire que cette artiste est bien placée pour savoir qu’à la campagne, rien n’est gagné d’avance : elle a grandi entre Saint-Léger-sous-Beuvray (Saône-et-Loire) et Saint-Prix (Ardèche) avant de partir étudier les beaux-arts à Dijon, puis revenir vivre en Bourgogne avec son compagnon. « S’ancrer dans un territoire prend du temps », rappelle-t-elle. À la campagne, ce temps d’acclimatation et d’apprivoisement mutuel se conjugue à celui du vivant, qui rythme les saisons. À des degrés divers, tous les artistes interrogés au cours de cette enquête ont dû s’y adapter.
C’est particulièrement le cas d’Alice Bidault. Depuis qu’elle s’est installée dans le Morvan, elle tente de concentrer sur les mois d’hiver sa production artistique. Le reste de l’année, elle travaille avec son compagnon à la restauration d’un écosystème vivant sur leur parcelle forestière, dont les feuillus avaient été entièrement rasés. Après s’être initiée à la distillerie puis à la greffe de châtaigniers pour réhabiliter cette culture locale, elle se forme depuis deux ans à la viticulture. Le tout en cultivant un potager, en récoltant son miel et en élevant des poules dans une maison chauffée au bois et non raccordée au réseau d’eau. « C’est un vrai choix de vie, dans la joie et sur le long terme, affirme-t-elle, mais il n’a rien de romantique. Quand on veut vivre de son travail artistique, habiter au fin fond de la forêt n’est pas évident. Tout ce qu’offre le milieu urbain, il faut aller le chercher. » Cela dit, ce choix ouvre aussi des perspectives fécondes. Bien sûr, il permet à Alice Bidault d’expérimenter de nouveaux matériaux et outils, dont les épis de maïs qui lui ont servi à créer Éclore, œuvre sélectionnée par Éric de Chassey pour « Fragiles utopies », au salon Art Paris 2024. Surtout, l’oasis forestière qu’elle aménage pas à pas lui offre une précieuse échappée : « Mon projet de vie me prend du temps et il comporte de nombreuses contraintes, explique-t-elle. Mais ce temps que je lui consacre me libère aussi de l’exigence de production dont souffrent tant d’artistes. » L’installation à la campagne pourrait ainsi promettre un certain détachement, et avec lui, l’opportunité d’une remise à plat – de l’économie de la création, de la démocratisation culturelle, de la relation de l’art au vivant… De là à penser que les zones rurales sont des laboratoires artistiques, il y a peu.
L’exposition l’art est dans le pré
En consacrant une exposition aux rapports de l’art avec la paysannerie, le Fonds régional d’art contemporain des Abattoirs, à Toulouse, se saisit d’un fait de société jusqu’ici peu traité. Pour aborder ce thème en lien avec l’actualité, Julie Crenn, Annabelle Ténèze et Lauriane Gricourt optent d’abord pour un retour aux sources. Des toiles de Jean-François Millet, Jules Breton ou Rosa Bonheur aux costumes et outils collectés pour les musées des arts et traditions populaires, l’exposition fait ainsi place aux visions nostalgiques du monde paysan avant l’exode rural. Mais, pour la première fois depuis l’ouverture du musée, elle s’ancre aussi dans son lieu propre – les anciens abattoirs municipaux de Toulouse – pour évoquer la mécanisation de la mise à mort des animaux. Entre ces deux pôles, « Artistes et paysans » opte pour une approche thématique qui fait la part belle à la création hexagonale. Ce choix permet d’aborder les problématiques liées aux mutations de l’agriculture française. Aux représentations d’un âpre métier cerné par le suicide (Karoll Petit) et la productivité (Thierry Boutonnier), succède un foisonnement de formes, de gestes ou de rituels suggérant que le paysan est aussi créateur de culture (Pascal Rivet, Damien Rouxel…), sculpteur de paysages (Aurélia Mihai, Éric Tabuchi et Nelly Monnier) et gardien du vivant (Marinette Cueco, Annabel Guérédrat). Au gré du parcours, les mondes de l’art et de l’agriculture se révèlent ainsi étonnamment proches, jusqu’à coïncider dans la figure de « l’artgriculteur » qui réunit les pièces de Gianfranco Baruchello, Kako et Stéphane Kenkle, Fabrice Hyber ou le Nouveau Ministère de l’agriculture.
Stéphanie Lemoine
« Artistes et paysans. Battre la campagne »,
Les Abattoirs – Frac Occitanie, 76 allées Charles de Fitte, Toulouse (31), jusqu’au 25 août.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°775 du 1 mai 2024, avec le titre suivant : Ces artistes qui ont pris la clé des champs