Cecilia Alemani : « Le rôle des pavillons nationaux va au-delà de l’art »

J’ai eu plus de temps pour réfléchir et étudier, bien que j’aie été comme tout le monde entravée dans mes déplacements. Cela m’a empêchée de visiter des expositions ou de rencontrer directement les artistes. Je disposais donc d’un groupe de conseillers dans les régions du monde où je ne me suis pas rendue en personne comme le Japon, l’Inde, la Chine ou l’Afrique. Mais cela n’a pas nui à mon projet initial, qui a pris de l’ampleur. L’exposition s’intitule « Il latte dei sogni » (The Milk of Dreams / Le lait des rêves), d’après le titre du livre pour enfants de la peintre surréaliste Leonora Carrington (1917-2011). J’ai choisi comme compagne de voyage cette artiste britannique qui a fui au Mexique et traversé tout le XXe siècle. Un voyage qui s’articule autour de trois thématiques : la représentation des corps et leurs métamorphoses ; la relation entre les individus et les technologies ; et les liens qui se tissent entre les corps et la Terre. Au total, 213 artistes originaires de 58 pays participeront avec 1 433 œuvres et objets, et il y aura 80 pavillons nationaux. Le Cameroun, la Namibie, le Népal, Oman et l’Ouganda font leurs débuts cette année au sein d’une Biennale qui aura la plus longue durée jamais enregistrée, plus de sept mois, du 23 avril au 27 novembre.

Cela n’a pas de sens ! En cent vingt-cinq ans, on n’a jamais parlé de « Biennale des hommes » alors que la présence féminine atteignait à peine 10 %. Au cours des vingt dernières années, celle-ci est passée à 30 %. Mais mon but n’est nullement d’opposer les hommes et les femmes. L’idée, au contraire, est de dépasser ce dualisme qui importe bien peu aux artistes. Il s’agit d’une exposition sur le post-humain. Aux Giardini et à l’Arsenale, en revanche, cinq « capsules temporelles » sont intégrées au parcours principal : des installations qui replacent la créativité féminine au centre des mouvements artistiques du XXe siècle, du surréalisme à l’art cinétique. Mais je voudrais surtout que l’accent soit mis sur les contemporains : 80 productions sont inédites.

Le monde de l’art contemporain est une magnifique machine qui, comme toute machine, fonctionne admirablement quand tous les rouages sont en place et bien huilés : expositions, musées, galeries… Mais il suffit que le moindre engrenage se bloque pour que tout s’arrête, et la pandémie a été ce grain de sable inattendu qui a tout immobilisé. Le retour à la normale prendra des années, notamment en ce qui concerne les voyages comme nous les avions connus jusqu’à présent. Cette énorme secousse provoquée par la pandémie a néanmoins un aspect salutaire. Le monde de l’art était en « surchauffe » avec une énorme pression sur les artistes qui devaient produire toujours plus et plus vite pour nourrir la multitude d’événements auxquels ils se devaient de participer. Cette pandémie a freiné tout le monde et a permis un moment de respiration qui est aussi d’inspiration pour certains artistes. Des thèmes plus intimistes et personnels ont remplacé certaines postures politiques ou sociales parfois déclamatoires. Parallèlement, comme on l’a vu après la crise financière de 2008, il y a une grande envie de reprise du marché de l’art et de l’activité culturelle, mais avec moins de risques dans un premier temps, en misant sur des expositions plus classiques ou traditionnelles.

Son budget est de 18 millions d’euros. La dernière Biennale avait accueilli 600 000 visiteurs et nous nous attendons à égaler voire dépasser ce chiffre. La fin de la pandémie rend encore difficiles les déplacements, mais cela ne devrait pas avoir de graves conséquences sur la fréquentation. L’an dernier, alors que la situation sanitaire était encore précaire, le nombre de visiteurs de la Biennale d’architecture a progressé de 13 %. Comme l’a rappelé le président de la Biennale, Roberto Cicutto, la hausse des prix de l’énergie et des transports a fait exploser les coûts. 20 % du budget a déjà été couvert par les sponsors ; pour le reste, nous misons sur les entrées. Parmi nos objectifs prioritaires figure également la réduction de l’impact environnemental.

C’est une critique facile car la Biennale est avant tout une exposition qui dure sept mois. En effet, si vous venez la première semaine, c’est le rendez-vous de la jet-set, et si ce n’était que ça je n’aurais même pas envie d’y aller tant cela gêne les professionnels du monde de l’art. La Biennale est en revanche une énorme et riche plate-forme artistique qu’il convient d’utiliser au cours des sept mois. C’est un autre rare point positif de la pandémie que nous avons constaté lors de la Biennale d’architecture l’an dernier : la nécessité de privilégier la notion d’expositions dans la durée à celle d’événements mondains.

Cela me fait toujours sourire quand j’entends dire que ce modèle est obsolète, notamment l’organisation en pavillons nationaux. Je pense que c’est exactement le contraire. C’est cette structure qui fait justement de la Biennale de Venise un rendez-vous unique, même si c’est un modèle hérité du XIXe siècle qui voulait montrer la puissance des nations. Et c’est l’occasion de découvrir des artistes qui n’auraient pas eu la chance d’être exposés sans cela. Je ne me réfère pas aux grands pavillons mais à ceux du Ghana ou de l’Uruguay par exemple. Lorsque je passe devant ceux de la Russie ou de l’Ukraine, je ne peux pas m’empêcher de penser que leur rôle va au-delà de l’art et qu’ils remplissent une fonction quasiment de diplomatie culturelle avec une importance symbolique fondamentale dans le contexte actuel [début mars, Alexandra Sukhareva et Kirill Savchenkov, les deux artistes russes qui devaient représenter leur pays, ainsi que leur commissaire, Raimundas Malasauskas, ont annoncé leur démission, NDLR]. Ce n’est pas le format qu’il convient de remettre en cause a priori. Il est toujours valable selon moi et c’est son contenu qui doit retenir notre attention.