Critique d’art et écrivain, fondatrice d’art press, Catherine Millet est l’auteure de L’Art contemporain en France, un ouvrage devenu un classique de l’histoire de l’art depuis sa première parution en 1987.
Si vous ne deviez retenir qu’un seul fait, qu’un seul moment de l’histoire de l’art contemporain, quel serait-il ?
Je garderais peut-être le petit livre de Hans Belting, publié en 1983 : L’histoire de l’art est-elle finie ? Cet essai a été, à cause de son titre, très mal compris à l’époque par les artistes et les historiens qui l’ont reçu comme une remise en cause de leur travail. J’ai eu envie de relire ce livre après la lecture d’Enrichissement – Une critique de la marchandise de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre [NRF Essais, 2017]. Les deux sociologues analysent une économie qui, dans nos sociétés, se fonde sur l’exploitation du passé, ce qui explique la place du marché de l’art aujourd’hui. Ils soutiennent, par exemple, que le modèle de la collection s’applique aussi aux objets de luxe et que le prestige de l’art contemporain tient en partie à son ancrage dans des sites patrimoniaux. Tout cela rejoint les idées de Belting – mais aussi de Danto – selon qui le musée a mis en place une histoire des avant-gardes que nous ne faisons plus qu’exploiter, avec l’idée que la modernité est finie. Il faut sans doute relire le texte de Belting à la lumière de ce qui s’est passé depuis sa première parution ; beaucoup de clés qui nous permettent d’éclairer la situation actuelle sont dedans.
Quatre ans plus tard, en 1987, Flammarion édite votre livre L’Art contemporain en France. Quelle a été l’origine de ce texte ?
Ce livre est une commande d’Adam Biro [à l’époque directeur des livres d’art chez Flammarion, ndlr]. Nous avions déjà travaillé ensemble pour une petite collection de monographies d’artistes contemporains coédités par Flammarion et art press. Nous trouvions qu’il y avait à l’époque peu d’ouvrages sur les artistes contemporains. Lors d’un week-end à la campagne, Adam m’a demandé ce que je pensais d’écrire un livre sur l’art contemporain qui, selon lui, intéresserait nécessairement les gens. Au début des années 1980, nous sentions, en effet, que l’art devenait à la mode. J’ai accepté immédiatement, sans savoir alors quel travail énorme cela représentait, car j’ai bien travaillé trois ans à ce livre.
À l’époque, j’étais perçue comme une critique d’art engagée, associée à certains courants précis de l’art ; ce livre m’a donné envie d’analyser, au contraire, tout le panorama de l’art actuel. Peut-être avais-je le désir de mieux comprendre mon époque ? J’ai donc réalisé un travail d’historienne, prenant en compte des choses que je n’avais pas défendues. Étant autodidacte, cela m’amusait d’enquêter, d’interviewer de vieux artistes, de fouiller dans les bibliothèques, les archives, etc.
A-t-il été facile de quitter l’habit de la critique d’art pour revêtir celui de l’historienne de l’art ?
Cela a été facile, oui. Je suis curieuse de nature ; écrire ce livre m’a permis de découvrir des histoires dont je ne partageais pas toujours les opinions des acteurs, et que je connaissais mal. Si quelques-uns de mes amis avaient participé au Salon de la jeune peinture, comme Louis Cane par exemple, j’ai découvert grâce au livre ce qui s’était réellement passé au sein de ce salon, les conflits politiques qui s’y étaient notamment joués.
Mon souci a été de rendre les choses cohérentes au-delà des contradictions qui traversent les années 1960 et 1970, où les luttes entre les avant-gardes ont été parfois très dures – les gens se bagarraient, parfois même physiquement ! De dégager l’articulation logique des différentes démarches de cette période. Finalement, je cherchais à répondre à la question : qu’est-ce qui fait que des avant-gardes aussi diverses soient contemporaines ? Qu’est-ce qui fait que le Salon de la jeune peinture, par exemple, a produit les Malassis d’un côté et, de l’autre, Buren ou Cane ?
Trente ans après la parution du livre, les avant-gardes vous intéressent-elles toujours ?
Il n’y a plus d’avant-garde. En revanche, je raisonne toujours en « avant-gardiste » ; je me demande toujours si j’ai déjà vu l’équivalent d’une œuvre avant. Pour moi, le bouleversement que suscite une « démarche avant-garde », qui remet en cause de manière radicale ce qui la précède, n’est pas la nouveauté en soi mais ce que le nouveau bouleverse dans la pensée, ce que l’œuvre fait bouger chez les personnes ou dans les mœurs. Dieu merci, s’il n’y a plus d’avant-garde, quelques œuvres provoquent encore des électrochocs…
Ne plus parler aujourd’hui d’avant-garde mais d’art contemporain veut d’ailleurs bien dire quelque chose. Parler d’avant-garde signifiait parler d’un goût que tout le monde ne pouvait pas encore partager. À partir du moment où l’on parle d’art contemporain, cela signifie que nous sommes dans la même temporalité que les artistes, qui ne sont donc plus à « l’avant » de leur époque. Dès lors, nous ne sommes plus choqués par le reflet qu’ils nous renvoient de nous-mêmes.
Avez-vous dégagé, en écrivant ce livre, un esprit qui traverserait les avant-gardes en France ?
Ce qui traverse l’art contemporain en France, c’est l’intellectualisme, le rapport très étroit qu’ont les artistes avec le milieu intellectuel – les philosophes, les psychanalystes, etc. Si je reviens, par exemple, sur l’aventure art press, nous avons commencé avec des artistes qui citaient Lacan. Il y a dix ans, nous publiions encore un dialogue entre Dominique Gonzalez-Foerster et Jacques Rancière. Mais sans doute ce lien a-t-il tendance à se relâcher.
En 2005, vous augmentez L’Art contemporain en France, avant de confier l’écriture d’un nouveau chapitre à Richard Leydier. Ne faudrait-il pas aujourd’hui en écrire la suite ?
Lorsque j’ai écrit ce livre, au milieu des années 1980, je prenais la succession d’autres auteurs, dont celle de Jean Clair qui avait fait un panorama de la création artistique en France, certes plus restreint mais très construit. On peut se demander pourquoi personne ne prend aujourd’hui la suite. Pour moi, ce qui structure une situation, ce sont ses antagonismes et les contradictions qui la traversent. Or ces contradictions n’existent plus. Je ne vois plus en France, ni ailleurs, de clivages de l’ordre peinture abstraite-peinture figurative ; je ne vois plus non plus d’artistes monter au créneau pour défendre leur ligne esthétique ou politique face à d’autres artistes. Les enjeux se situent ailleurs : dans l’occupation du champ institutionnel et du marché.
Ne devrions-nous pas mieux défendre la scène française ?
Lorsque j’ai commencé ma carrière, on m’attaquait parce que je défendais des artistes anglais ou américains ; je ne suis donc pas complexée par cette question : oui, il faut défendre la scène française, et j’ai toujours été pour la défendre ! Certaines générations d’artistes, comme les Nouveaux Réalistes ou la Figuration narrative, n’ont pas été soutenues par des institutions importantes. Malheureusement, quand on a décidé de rattraper le coup, les expositions que l’on a programmées ont été des ratages spectaculaires.
Regardez Dado : son œuvre est infiniment plus riche que celle de Francis Bacon. Pour moi, c’est une œuvre d’une invention beaucoup plus grande que celle de Bacon, y compris sur le plan technique. Or Francis Bacon est une super-valeur de la modernité ; pourquoi pas Dado ?
La France a souffert d’avoir loupé certaines avant-gardes américaines ou italiennes. Si bien qu’ensuite, les institutions ont eu peur de passer à côté de démarches intéressantes qui se développaient en dehors des frontières françaises. Résultat, les institutions se sont alignées sur ce que faisaient leurs consœurs en Allemagne, aux États-Unis, etc., faussant le regard porté sur les artistes qui travaillaient en France. Combien d’éditos ai-je écrits dans les années 1990 pour reprocher au Centre Pompidou de ne pas programmer davantage de rétrospectives d’artistes travaillant en France ! Aujourd’hui, il essaye de se rattraper.
Qu’est-ce que l’écriture de ce livre a changé pour vous ?
Il m’a fait évoluer dans mes choix critiques, me mettant dans les conditions d’accueillir ce qui se passait dans les années 1980, comme le retour à la peinture à laquelle on ne croyait plus alors, avec intérêt, curiosité, sans jamais rester prisonnière de mes partis pris.
Sorti en 1987, L’art contemporain en France de Catherine Millet a connu, aux éditions Flammarion, 4 éditions : en 1987, 1994, 2005 et 2015. Chaque édition a été réimprimée deux fois.
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Catherine Millet : « Il n’y a plus d’avant-garde »
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°700 du 1 avril 2017, avec le titre suivant : Catherine Millet : « Il n’y a plus d’avant-garde »