L’art urbain est à l’image de la rue : un monde d’hommes. Pourtant, au-delà des idées reçues, les femmes s’y font une place, entre longue pratique, activisme et élan paritaire.
Un article sur la place des femmes dans l’art urbain ? Beaucoup d’artistes contactées au cours de cette enquête soupirent. « J’attends le moment où l’on n’aura plus besoin de placer le mot “femme” devant le mot “artiste” », note ainsi Maya Hayuk. Fatalistes, elles se prêtent pourtant à l’exercice. Après tout, « tous les moyens sont bons pour parler des filles ! », lâche Aleteïa, venue à la rue au début des années 2000 au sein du crew VAO. Des soupirs donc, mais nul étonnement, le sujet étant d’une brûlante actualité. C’est qu’il en va de l’art urbain comme de l’ensemble des milieux culturels : l’élan paritaire et la vague #metoo encouragent les médias à rendre visibles les femmes. Dans le champ spécifique de l’art urbain, la tentation de parler d’elles est double. Elles forment une minorité dans la minorité, et se tiennent à la marge d’une marge supposée pleine de testostérone et d’équipées viriles. « Comme on est moins nombreuses, on est plus visibles », résume Élise Clerc, ex-graffeuse et co-autrice avec Audrey Derquenne de Graffeuses et de Figures de graffeuses aux éditions Alternatives. « Ça suscite tout de suite de l’intérêt. »
Tient-on pour autant un sujet ? Sitôt qu’on fouille un peu, les femmes dans l’art urbain se révèlent à l’image de cette nébuleuse : diverses et difficiles à catégoriser. « Le street art n’est pas un mouvement mais une série de pratiques, et comporte à ce titre autant de différences de formes et d’expressions que de personnes », souligne Adeline Jeudy, galeriste parisienne régulièrement sollicitée sur la question pour avoir organisé en 2006 « Étoiles urbaines », une exposition de street art 100 % féminine. De fait, on peine à trouver ce qui rassemble les femmes qui créent dans la rue. Il y a les pionnières, qui ont très tôt occupé le terrain : Jenny Holzer, Tania Mouraud, Lady Pink, Miss.Tic et, plus récemment Miss Van, YZ, Swoon ou Fafi… Et il y a les graffeuses.
Le documentaire Girl Power de Sany (2016) et les ouvrages que leur ont consacré Élise Clerc et Audrey Derquenne suggèrent que les dix doigts de leurs mains sont très loin de suffire à les énumérer. En leur sein, celles qui font du lettrage, celles qui préfèrent les personnages, celles qui font des murs, celles qui « cartonnent » les trains et collectionnent les GAV (gardes à vue). Dans un autre registre, il y a celles qu’on range plutôt dans la catégorie « street art », parce qu’elles varient les médiums et les registres esthétiques, parce qu’elles naviguent entre la rue et l’atelier. Celles pour qui l’art urbain est affaire de jeu avec le contexte et de relation à l’espace public. Celles qui parlent de performance. Ou d’activisme. Ou de tout cela ensemble.
La relation de ces artistes à la féminité et au féminisme n’est pas plus homogène. Pour Lor-K, ce n’est pas vraiment un sujet. « Je me souviens du vernissage de mon exposition au Musée en herbe, raconte-t-elle. En parlant de moi, tout le monde disait “il”. J’ai tout fait pour effacer mon genre. Je ne veux pas que mon art soit étiqueté comme féminin. » Il est alors facile de brouiller les pistes : l’usage du pseudonyme et la dissimulation du visage figurent parmi les conventions de l’art urbain. « Et si Banksy était une femme ? », s’interroge d’ailleurs une série de podcasts sur le street art au féminin.
Celles qui assument un pseudonyme ou des thèmes féminins ne se déclarent pas pour autant féministes. Beaucoup s’entourent d’ailleurs de précautions : non, elles n’ont rien contre les hommes ; non, elles ne veulent pas prendre leur place, juste se faire une place. Pas davantage d’unanimité parmi les féministes déclarées. Dans les slogans de Marguerite Stern, la moustache de Kashink et les graffitis intersectionnels du collectif Douceur extrême se déclinent toutes les nuances et lignes de fracture du féminisme contemporain.
Une chose est sûre : elles sont là. Elles occupent le terrain. Depuis un peu plus d’un an, elles auraient même tendance à le saturer. Dans les rues, on ne voit qu’elles, sous la forme de feuilles A4 et de lettres peintes assemblées en de violents messages, dont elles sont à la fois les autrices et les sujets. « Elle le quitte, il la tue. » « À nos sœurs assassinées. » « Honorons les mortes, protégeons les vivantes. » Secondant le décompte des femmes qui périssent sous les coups de leur compagnon, ces collages ont rapidement acquis une dimension virale. Aussitôt lacérés, effacés, ils surgissent à nouveau, y compris dans les lieux les plus perméables à ce genre d’expression. « J’estime qu’il y a mille colleuses en France », pointe Marguerite Stern.
À l’activiste, revient la maternité de cette campagne inédite. En août 2017, elle est témoin d’un viol dans la rue et relaie l’événement sur Facebook. Le lendemain, sur les lieux mêmes du crime, un tag anonyme apparaît : « Ici a eu lieu un viol. » Un message public pour mettre au jour les violences privées : la matrice des collages est là. « Quelques jours après, j’ai commencé à peindre des lettres sur des feuilles A4 », rapporte Marguerite Stern dans Héroïnes de la rue, paru en septembre aux éditions Michel Lafon. Elle commencera à les coller en février 2019. Au cours d’un entretien, elle ajoute : « La technique est simple et mobilise des matériaux du quotidien. » Peu risquée et redoutable d’efficacité, elle s’inscrit dans le droit-fil des pancartes et formules chocs des suffragettes. « Ce n’est pas seulement une pratique militante, mais aussi artistique », précise pourtant Marguerite Stern. Dans les collages, elle a d’abord versé l’héritage de Pierre Soulages. Surtout, leurs lettres noires tracées à main levée sont un peu filles de l’imagerie Femen créée par l’artiste Oksana Shachko, disparue en 2018. « J’ai beaucoup appris d’elle, de la façon dont elle formait ses lettres, explique Marguerite Stern. Elle m’a transmis son amour de la typographie. »
Omniprésents, violents et symptomatiques, incertains quant à leur nature, artistique ou autre... : les collages rappellent furieusement une autre déferlante de lettres dans l’espace public, le graffiti. Certains connaisseurs ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. « C’est le mouvement le plus intéressant de ces dernières années », assure Élise Herszkowicz, présidente de l’association Art Azoï, qui œuvre pour la promotion et la diffusion de l’art dans l’espace public. Cet été, elle invitait la section collages féminicides de Paris et Décolonisons le féminisme à intervenir sur le mur du square Henri-Karcher à Paris, où s’expose d’ordinaire la scène graffiti et post-graffiti. De son côté, Thom Thom, artiste et figure historique du M.U.R., confiait récemment à Marguerite Stern un bout de l’ex-panneau publicitaire de la rue Oberkampf. « Les collages ringardisent pas mal le tag, pour cette simple raison qu’ils comportent un sujet, un verbe et un complément, s’amuse-t-il. C’est très fécond, et je suis sûr que les gens vont s’en inspirer pour en faire autre chose. »
Revenue à la rue après avoir mis en sourdine ses activités artistiques pour élever son fils, Lady.K, graffeuse de longue date au sein du crew 156, est de celles-là. « J’ai découvert ces collages en septembre 2019, raconte-t-elle. Je me souviens de leur violence inouïe, et je me suis dit qu’il fallait être assez courageuse pour faire ça. Ils étaient souvent arrachés, ce qui ne m’a pas surprise : les gens ne veulent pas savoir. Un jour, je suis partie écrire sur les murs avec une amie. On a marché pendant 4 heures, j’ai réparé des collages et écrit “Thank you”. Pour moi, c’était très facile d’utiliser une bombe aérosol : j’ai fait ce que je savais faire. Depuis, je détourne le dispositif de Marguerite Stern. J’écris son nom en lettres multicolores, mais aussi ceux de Muriel Salmona ou de Marie-France Hirigoyen. Je joue avec les couleurs et les typographies. »
L’aisance de Lady.K à réinterpréter les collages féministes au gré de performances documentées sur Instagram est le fruit d’une longue fréquentation de la rue : elle a découvert le graffiti au collège et largement fait ses preuves depuis. « J’avais envie d’explorer cet art outsider dont on n’entendait pas parler dans les livres d’art, raconte-t-elle. Il fallait que je me prouve que j’en étais capable. » Son parcours fait écho à celui de la plupart des artistes interrogées au cours de cette enquête. Toutes ont pris la ville à bras-le-corps. Et, au-delà, le monde. Toutes circulent, voyagent et se meuvent à leur aise. « La rue n’est pas un espace interdit pour les femmes, bien au contraire », résume Madame.
Cette liberté de mouvement semble contredire les travaux de géographes et d’urbanistes sur le genre et les alertes des militantes sur le harcèlement de rue. « Nous vivons dans une société patriarcale où l’on explique aux filles que la rue est dangereuse, rappelle YZ. La structure des villes a été conçue par des hommes, pour des hommes. » Pourtant, la plupart des artistes interrogées ne placent pas forcément la violence de la rue là où on s’attendrait à la trouver. Bien sûr, certaines ont eu à essuyer des remarques sexistes, dont le légendaire « Pas mal pour une fille ! », mais c’est plutôt du côté des représentations féminines dans l’espace public qu’elles décèlent les signes d’une relégation. « Je n’ai jamais eu à gérer un sentiment de danger quand je marchais dans la rue, note Rouge. En revanche, quand je vais travailler, je ne traverse aucune rue portant un nom de femme. »
À cette absence toponymique, répond leur omniprésence sur les affiches publicitaires. « Dans l’espace public, les corps et les images des femmes sont très répétitifs, très peu diversifiés, souligne Kashink. Je trouvais qu’on était bombardées de femmes blanches, minces, belles et retouchées. C’était très cruel cette présence de corps “parfaits” auxquels très peu de femmes peuvent s’identifier. Ça m’a donné envie de représenter des corps qui n’existent pas. »
Ce grand écart entre statuts et représentations, les Guerrilla Girls le soulignaient déjà dès les années 1980 dans les rues de New York au gré d’affiches et de stickers. Leur cible : le monde de l’art, où les femmes étaient sous-représentées en tant qu’artistes mais prépondérantes, le plus souvent nues, comme sujets picturaux. Dans leur sillage, nombre d’artistes urbaines pointent la difficulté de mener une carrière dans un monde qui demeure largement masculin : « Les femmes sont majoritaires aux Beaux-Arts, mais minoritaires à la Maison des artistes », rappelle Lady.K. À cet égard, les murs des villes pourraient paradoxalement s’avérer plus perméables aux femmes que ceux des institutions. « Créer dans la rue, c’est pouvoir faire ce qu’on veut sans se couler dans les contraintes d’un milieu, note Élodie Potente, coréalisatrice du podcast Et si Banksy était une femme ? C’est une énorme liberté. »Le parcours artistique de Rouge confirme très largement cette observation. « Je crois que c’est en train de changer grandement, mais quand j’étais étudiante aux Beaux-Arts de Bordeaux, il était impossible de faire de la peinture figurative ou de glisser dans son travail des citations classiques, raconte-t-elle. Pignon-Ernest n’était pas un nom qu’on pouvait citer. Dans ma pratique, je ne pouvais rien m’autoriser du registre académique. La rue m’a offert cette possibilité, elle a été mon terrain de jeu et de liberté. » Dans ses collages et interventions murales, l’artiste s’est donc autorisée à ourler des drapés, à peaufiner des portraits figuratifs, à camper un univers intime qui résonne avec le fracas de l’actualité.
L’élan de parité qui anime depuis quelques années les institutions culturelles a fait le reste : « On est venu me chercher parce que j’étais une femme, assure l’artiste. Entre nous, on appelle ça le “quota vagin”. Mais on a déjà assez de bâtons dans les roues pour ne pas en faire un motif de vexation. » Après avoir enchaîné les expositions et résidences à l’Institut Bernard Magrez, à la base sous-marine de Bordeaux et tout récemment sur le mur du square Henri-Karcher à Paris, elle signe aujourd’hui une pratique d’atelier où elle assume son goût pour la figuration et les motifs classiques. Avec succès.
Car de l’eau a coulé sous les ponts depuis les Guerrilla Girls. Le monde de l’art s’ouvre à la diversité. Les femmes street artists, aguerries ou nouvelles venues, bénéficient alors d’une double promotion : en tant que pratiquantes d’un art jugé mineur et minoritaire, mais populaire et grand public, et en tant que femmes. Bien sûr, elles restent sous-cotées sur le marché de l’art, où l’immense majorité des collectionneurs sont des hommes. Mais dans la programmation des festivals et des expositions, leurs noms se font moins clairsemés. Cet élan paritaire s’explique en partie par la féminisation des métiers de la culture. Chez les galeristes, les curatrices et les éditrices se trouvent désormais de possibles alliées.
Parfois, il procède aussi de pressions politiques ou militantes. En Bretagne, la biennale Teenage Kicks s’est davantage ouverte aux femmes en 2019 suite à un happening demandant s’il fallait avoir des c… pour être invité. Joints ensemble par téléphone, Mathias Brez, directeur artistique de l’événement, et Kensa, ex-graffeuse et programmatrice du M.U.R. à Rennes, évoquent aussi l’insistance de la municipalité sur le sujet. « Ils ne font pas le distinguo entre l’artiste accompli et le jeune qui commence, notent-ils. On doit tout le temps leur expliquer qu’on ne va pas artificiellement créer des artistes pour afficher une mixité qui n’existe pas. Nous refusons d’envoyer des filles au casse-pipe, parce que ça les dessert. » Selon eux, la parité flouterait l’identité d’un art impossible à catégoriser autrement que comme une longue pratique, souvent autodidacte, de la rue. « J’ai tellement entendu cet argument, s’exaspère de son côté Myriam Kanou, directrice du festival Colorama, dont la quatrième édition, à la programmation paritaire assumée, s’ouvrait le 3 octobre à Biarritz. Pourquoi le fait d’inviter des femmes les mettrait forcément en difficulté ? Si on ne les programme pas, on ne saura jamais de quoi elles sont capables ! »
Encore faut-il les trouver. La tâche n’est pas si simple dans un milieu très masculin. « Tant qu’on garde les mêmes lunettes, l’équation n’a pas de solution, explique Thom Thom. Non, il n’y a pas 50 % de graffeuses et de femmes street artists. Une fois qu’on a dit ça, on peut commencer à faire évoluer les représentations, et à considérer des œuvres dont on a décidé d’un trait de plume que ce n’était pas de l’art. » À Colorama, on lorgne du côté du graphisme et de l’illustration, milieux plus mixtes que le street art. Sur le M.U.R. parisien, on s’ouvre à d’autres continents, à différents folklores et à toute l’étendue des pratiques amateurs. Partout, on se creuse la tête, on fouille sur Instagram, allié précieux des programmateurs. « Chercher la femme » protège alors de la tentation d’inviter toujours les mêmes. Quitte à remodeler les lignes de l’art urbain ? Mais c’est justement l’une de ses caractéristiques de brouiller la frontière du licite et de l’illicite, de l’art et du non-art, du savant et du populaire.
« J’ai toujours su que je voulais être artiste. » De cette certitude, Lor-K, 33 ans, a tiré la force de s’engager dans un parcours du combattant. Orientée contre son gré en CAP, puis en BEP, puis en bac pro, puis en BTS, elle intègre à force de volonté la fac d’arts plastiques à la Sorbonne. C’est là qu’elle commence à se « détacher du mur » pour déployer ses interventions au sol. Leur matière première est fortuite : ce sont les rebuts et les encombrants qu’elle trouve sur son passage. Lor-K les transforme en « objets de convoitise » au gré de séries plus ou moins bornées dans le temps. Dans Objeticide (2012), elle les couvre de plaies sanguinolentes. Dans Eat Me (2016), elle les transforme en mets appétissants, emblématiques de la globalisation. Dans Or noir (2020), elle les fait dégouliner de matière noire et visqueuse, semblable à du pétrole. Chaque pièce est documentée, archivée, puis laissée sur place. Une manière pour Lor-K d’affirmer le caractère contextuel de sa démarche, quitte à refuser commandes et expositions. « Mieux vaut être pertinent qu’en vivre », assure-t-elle, avec toute l’intransigeance d’une artiste née.
En 2003, alors que la guerre fait rage en Irak, des pochoirs apparaissent dans les rues de Paris. C’est une série de visages épurés en noir et blanc qui, une fois reliés sur une carte, forment un nouveau visage, comme une mise en abyme. Premier projet d’Yseult Digan, alias YZ, Open Your Eyes inaugure une démarche au long cours entre peinture, vidéo et photographie. Le portrait en noir et blanc, généralement féminin, en est l’un des fils rouges. Travaillant par séries, avec un penchant pour le collage et le réemploi (dans la série Embed notamment), l’artiste alterne interventions contextuelles en lien avec les communautés qu’elle rencontre au cours de ses voyages, pratique d’atelier et commandes murales. Sur les murs de L2 à Marseille, à l’entrée du tunnel sous la Manche à Peuplingues ou à Périgueux où elle réalise en 2018 un portrait de Marianne, elle s’affronte au monumental et à ses exigences physiques. Ailleurs, YZ travaille au plus près du terrain, pour transformer les représentations. En septembre dernier, elle lançait ainsi avec Extinction Rebellion et seize associations une campagne de collages participatifs, Love Planet, pour alerter l’opinion sur l’urgence climatique.
Artiste portugaise biberonnée au punk et à Internet, Wasted Rita ne se définit pas comme street artist, mais comme « une artiste qui fait parfois de l’art public ». Protéiforme, son œuvre se déploie en effet sur un large éventail de médiums : papier, toile, néons, céramique… Ce qui lui vaut cette étiquette ? Le fait d’être représentée par la galerie Underdogs, créée par Vhils à Lisbonne, et d’avoir été invitée en 2015 par Banksy à Dismaland, projet pharaonique à la programmation quasi paritaire. « J’y ai présenté une série de lettres d’amour collées sur les murs, et si vous collez des trucs sur les murs, vous êtes un street artist, ironise-t-elle. Pour ajouter à la confusion, je suis parfois invitée à participer à des projets d’art public ou des festivals, et je dis oui. » Parmi ces derniers, Bien urbain à Besançon (2016), où elle dissémine des petites annonces nihilistes tracées à la peinture noire, et The Crystal Ship à Ostende (2019), où elle détourne la signalétique urbaine de tout son mordant. L’intérêt de la scène street art pour son travail est sans doute à chercher de ce côté-là : dans son irrévérence et sa dérision, d’autant plus incisives qu’elles vont droit au but, sans ornements ni fioritures.
Un livre, un film, des dessins, des toiles, des photos, de la musique, des performances et des murs, quantité de murs : infatigable, Kashink déploie tous azimuts ce qu’elle décrit tour à tour comme de l’activisme et de l’art public. Venue à la rue par le graffiti, l’artiste a ramené de ses nombreux voyages un leitmotiv : le masque. Depuis, elle le décline de mille manières pour en sonder le potentiel d’intercession. Il y a d’abord ces deux traits qu’elle trace au-dessus de ses lèvres chaque matin depuis sept ans. Des moustaches queer ? Selon l’artiste, ils sont plus largement une invitation à discuter et négocier les normes et les frontières. Il y a aussi ces « monstres » que Kashink peint sur les murs du monde entier. Une peau verte, bleue, rouge, jaune, quatre yeux et une bouche ouverte, toutes dents dehors. S’ils empruntent au folklore, à la caricature, aux rituels chamaniques, ce sont de son aveu des autoportraits. Et puis, il y a toutes celles et ceux dont elle « kashinke » le visage de traits carnavalesques. « Mon travail se situe sur une ligne très fine qui définit la limite entre le beau et le laid », explique-t-elle. Il explore aussi ce qui distingue l’identité de l’altérité, et cherche le commun, sinon l’universel, dans l’éventail infini des singularités.
Avec pléthore d’objets, de photographies et de gravures anciennes glanés dans les vide-greniers, Madame crée un théâtre animé que les spectateurs peuvent manipuler à leur guise. De ce théâtre, récemment exposé à la galerie Openspace à Paris, ses assemblages désuets et minutieux forment le décor. Ses aphorismes en sont les répliques et les didascalies. Rien d’étonnant à cela : l’artiste fut comédienne et scénographe avant de commencer, il y a dix ans, à coller ses photomontages dans les rues de Paris, à l’invitation d’un ami graffeur. Sur les murs, elle exhibe alors en grand format une dramaturgie intime, où elle immerge les passants. Beaucoup y voient l’écho des collages dadaïstes et surréalistes, voire du cut-up façon William S. Burroughs. Pour Madame, ils sont bien davantage héritiers des images d’Épinal et de l’iconographie chrétienne. Et surtout, une façon de « réactiver les souvenirs » et de « mettre le passé au présent ».
« Si je devais décrire mon travail à un inconnu assis à côté de moi dans un avion, je pourrais lui dire que je réalise de très grands murs colorés et abstraits à l’intérieur et à l’extérieur de bâtiments, explique Maya Hayuk. Je peins aussi des toiles et d’autres choses dans mon atelier. C’est mon travail à plein temps. Parfois, j’ajouterais qu’escalader des immeubles pour faire de l’art est un sport extrême, et que je suis une athlète. »Figure majeure de l’art urbain contemporain, l’artiste américaine est mal à l’aise avec les étiquettes. Son œuvre est aussi multiforme qu’elle est multicolore, et s’abreuve à la musique, au folklore ukrainien, au psychédélisme, à l’activisme politique et au post-graffiti façon KR ou Barry McGee. C’est en photographiant la scène punk-rock que cette aventurière, née en 1969, met le pied dans le street art. De Wynwood Miami, où l’invite Jeffrey Deitch en 2013, au Mima à Bruxelles qu’elle inaugure en 2016, en passant par « Gigantisme » à Dunkerque en 2019, elle y gagne ses galons au gré de murs monumentaux où l’improvisation et la spontanéité jouent une large part.
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Art urbain, les femmes font le mur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°738 du 1 novembre 2020, avec le titre suivant : Art urbain, les femmes font le mur