Contrairement à une idée reçue, l’art urbain laisse une très large place à l’abstraction. Les artistes y arrivent alors par la pratique du graffiti et l’expérience de la ville. Quitte à reconstruire a posteriori une généalogie avec l’art moderne et contemporain…
Parce qu’il puise dans le vaste vivier des cultures de masse, parce qu’il s’inspire du cinéma, des bandes dessinées, de la pub ou du jeu vidéo, l’art urbain convoque une image d’Épinal tenace : celle d’un art figuratif, voire naïf, proche de l’illustration, et souvent fait d’emprunts, de remix, de citations et de détournements d’icônes archivus et connus. Le très vaste éventail des expressions artistiques dans l’espace public charrie pourtant des formes bien différentes de celles qui viennent d’être évoquées, et abrite en son sein toutes les nuances de l’abstraction... Cette veine non figurative n’est d’ailleurs pas un épiphénomène ni une frange minoritaire. Elle s’affirme au contraire avec force indoor et outdoor, et tout particulièrement chez les artistes issus du graffiti.
On est bien sûr tenté d’y voir un signe d’« artification » récente. En s’institutionnalisant, l’art urbain serait logiquement tenté de se forger a posteriori un héritage prestigieux et de s’inscrire dans une histoire de l’art moderne et où l’abstraction fait encore figure de jalon. Sur le seuil des galeries d’art et des institutions, les artistes urbains seraient d’autant plus tentés de se construire une généalogie que le graffiti offre nombre de points communs avec quelques-uns des grands mouvements esthétiques du XXe siècle. Il partage notamment avec le futurisme et l’art cinétique sa fascination pour la vitesse et le mouvement, mais aussi sa défiance de principe à l’égard des espaces d’art institués.La création de formes non figuratives se prêterait aussi tout particulièrement à l’exercice de la commande : « C’est l’une des recettes des muralistes actuels, note Hugo Vitrani, commissaire associé au Palais de Tokyo. Certains artistes peuvent ainsi couvrir de très larges surfaces avec des cercles et des dégradés, quitte à ce que leurs murs deviennent de simples patterns. Non seulement la technique est rodée, mais c’est plus facile de faire accepter ce type d’œuvres dans un cadre légal : c’est décoratif, et il n’y a pas de sujet. » La création d’œuvres abstraites pourrait alors s’apparenter à une forme de précaution, à un égard dû aux habitants. « Je me suis rendu compte, concernant les grandes peintures murales, que les gens étaient beaucoup moins lassés par l’abstraction, décrit l’artiste français Eltono. Je milite pour ce type d’œuvres dans l’espace public, car elles sont plus respectueuses des usagers. »
Il serait pourtant réducteur de voir dans l’essor de l’abstraction dans le champ de l’art urbain un simple effet de son institutionnalisation. De fait, le graffiti charrie dès son émergence à New York dans les années 1970 des tendances non figuratives. Il y a bien sûr Futura 2000 – son pseudonyme s’est depuis abrégé en Futura – que d’aucuns surnomment à l’époque le « Kandinsky du graffiti » : de retour à New York après s’être engagé dans les Marines, l’artiste américain s’oriente à la fin des seventies vers une approche très singulière du writing, marquée par une évaporation du lettrage. Pour lui, c’est tout à la fois une manière de tenir à distance l’ego trip caractéristique du mouvement et de donner forme à son obsession pour la conquête spatiale et la science-fiction. « Futura a cassé la lettre pour tenter de représenter le flash de lumière du métro qui démarre », décrit aussi Hugo Vitrani.
S’il fait alors figure d’exception, Futura pousse à un degré extrême une tendance plus large, illustrée notamment par Vulcan ou Phase 2, disparu récemment : celle d’un graffiti affranchi de la lisibilité et s’orientant par degrés vers le wildstyle. Quelques années plus tard, les pionniers du graffiti européen n’échapperont d’ailleurs pas à cette entreprise de complexification et de diversification des formes. Parmi eux, le Français Lokiss lorgne du côté de Kupka et de Duchamp, version Nu descendant un escalier. Quant au Néerlandais Delta, il puise dans la robotique japonaise les ferments d’un graffiti en trois dimensions, qui tendra vers une déconstruction en règle des constituants de la toile à mesure que le graffeur se réinventera en artiste contemporain, sous le patronyme de Boris Tellegen.
Aujourd’hui, les démarches allant dans ce sens sont si nombreuses qu’on suspecte le graffiti d’être intrinsèquement porté vers l’abstraction. « Quand je faisais du graffiti, je me suis souvent demandé si j’étais un artiste abstrait ou figuratif, confirme l’artiste espagnol Felipe Pantone. Peindre des lettres comme je le faisais revenait à aborder une forme et à jouer avec, comme dans l’art abstrait. » De fait, dans un contexte de rivalité exacerbée, où chaque graffeur cherche à être vu plus et mieux que les autres, certains cherchent à sortir du lot en marquant l’écart avec les règles non écrites du writing, quitte à embrasser un certain maniérisme. Certains s’affairent alors à destituer les éléments fondateurs du graffiti, d’autres adoptent un « style ignorant » supposé restituer quelque chose de la maladresse des pionniers. Souvent, cette démarche se joue dans une série d’opérations qui sont autant de petites transgressions esthétiques. « Supprimer le contour, zoomer dans le lettrage, décadrer, tout cela permet d’orienter le graffiti vers l’abstraction », note Hugo Vitrani.
Cette tentation innerve aussi nombre de démarches affiliées au post-graffiti, courant soucieux de déconstruire les règles du graffiti. Elle se fait jour entre autres chez le défunt Saeio, chez Horfé, chez Tilt, ou encore chez l’Américain Craig Costello, alias KR. Ce dernier est ainsi passé du lettrage à l’abstraction en faisant de la coulure, signe de maladresse érigé en interdit majeur du graffiti « ancienne école », un principe esthétique et même un débouché commercial, puisque l’artiste développe sa propre marque d’encres et de marqueurs : Krink.
Présente dans la frange « vandale » du mouvement, l’abstraction est aussi une façon de rendre compte des contraintes propres à l’exercice du graffiti, dont la nécessité d’y orchestrer vite fait bien fait un tapage maximum. Chez le duo allemand Moses & Taps, comme chez Cokney en France ou Katsu aux États-Unis, la confrontation avec le support tourne alors à l’abstraction sauvage. La bidouille propre au graffiti sert cet élan : des bombes aérosol éventrées aux extincteurs détournés, tout est bon pour faire jaillir abondamment la peinture et saturer l’espace. Certains graffeurs comme Revok ou Akay sont d’ailleurs passés maîtres dans le bricolage d’outils.
L’abstraction du graffiti tient enfin à une volonté de souligner, hors son espace d’expression initial, le devenir d’une pratique exercée hors de tout cadre légal : son recouvrement probable par d’autres graffeurs et son effacement systématique par les services de la voirie. L’évocation du buffing (nom anglais de l’effacement) exercé dès les années 1970 sur les métros new-yorkais inspire ainsi nombre de démarches artistiques, et permet de décrire au sein des institutions les conditions de production du graffiti outdoor. Avant que son décès accidentel ne marque un point d’arrêt à son inventivité, Saeio avait fait de l’impermanence de sa pratique et de son caractère de palimpseste le point de départ d’un protocole expérimental, notamment au sein du projet Nolens Volens. De même, Nelio réitère les formes abstraites qui surgissent sur les murs à mesure qu’en sont effacées ou simplement altérées les écritures (par le soleil, les intempéries, etc.). Au MIMA (Bruxelles), une œuvre de Mobstr présentée dans la collection permanente s’amuse d’ailleurs de ce passage obligé : à l’abstraction d’une vache par Theo Van Doesburg, l’artiste anglais répond d’une « abstraction du tag ». Celle-ci ignore les transitions par lesquelles passa le pionnier de l’abstraction en 1917 : elle confronte simplement la signature du graffeur avec la forme que lui donneront in fine les employés de la voirie, en la recouvrant d’un simple aplat de peinture. « Il faut rattacher l’histoire de l’abstraction dans le graffiti à la passion de l’effacement, résume Hugo Vitrani. Or cette histoire-là n’a rien à voir avec la naissance de l’abstraction dans l’art moderne. »
Mais la tentation de déconstruire le graffiti pour mieux l’exposer n’explique pas à elle seule l’engouement des artistes urbains pour les formes non figuratives. Chez nombre d’entre eux, celui-ci tient également à la volonté d’ajuster leur démarche et leur style aux caractéristiques du contexte. Ainsi, chez Lek ou Graphic Surgery, l’abstraction procède d’une interaction avec l’architecture et d’un souci d’inscription dans le site. Le graffiti devient alors un moyen de révéler telle perspective ou de souligner tel élément architectural.
Dès la fin des années 1990, Eltono a ainsi peu à peu découvert ce que son œuvre devait aux diverses formes qui saturent l’espace urbain. Alors qu’il était venu vivre à Madrid dans le cadre d’un échange Erasmus, le jeune homme y a souscrit, comme d’autres, au souci de s’affranchir des codes du graffiti. « Un jour, je suis sorti avec du scotch et de l’acrylique, et j’ai commencé à tracer des lignes au sol pour former un diapason, raconte-t-il. Cette image valait signature, puisqu’Eltono évoque la tonalité. Très vite, je me suis adapté au support car je n’avais pas le choix : mon matériau, le scotch, me permettait de m’intégrer à l’architecture, dont il suivait les lignes directrices. Il s’est alors produit quelque chose d’étonnant : alors que tout le monde se foutait de mes graffitis, les gens ont commencé à remarquer ces petites formes abstraites et se sont mis à en parler, aussi bien les enfants que les grands-mères. Le caractère indéchiffrable de mes figures, leur absence de message intriguaient les gens et créaient une forme d’énigme. Leur impact venait du fait que j’utilisais les mêmes codes que la signalétique, mais sans rien signifier. »
Depuis, l’abstraction procède chez l’artiste d’un jeu avec l’aléatoire et d’une sollicitation du public au gré de protocoles divers. Tantôt les formes et les couleurs mobilisées sont tirées au sort, puis reproduites sur un mur lors d’ateliers participatifs. Tantôt des volontaires sont invités à dériver dans la ville en fonction de divers coups de dés. Leurs trajets dictés par le hasard sont ensuite retracés dans d’absurdes cartes pleines d’angles aigus et de bifurcations. L’aléatoire s’affirme alors comme un prolongement du graffiti par d’autres moyens, et sans doute comme une manière demarquer l’écart avec un street art « en-gagé » au point d’être sursignifiant.
Chez nombre d’artistes urbains, l’abstraction vient ainsi suspendre le cours du bavardage urbain. Il défait la saturation sémiotique ambiante. Les premiers affichages de Tania Mouraud à Paris en 1977 sur des panneaux publicitaires étaient de cette veine-là : d’un NI presque abstrait, l’artiste venait signifier son refus de signifier et offrir une pause dans la logorrhée publicitaire. L’artiste américain Momo énonce en des termes très proches les raisons pour lesquelles il s’est orienté vers l’abstraction au moment de son installation à New York en 2004. S’il avait eu le loisir de découvrir dans les Caraïbes des expressions murales non figuratives qui ont pu l’inspirer, son choix procédait surtout d’un écart délibéré avec la propagande guerrière américaine, assénée partout à l’époque dans le sillage du 11 Septembre. « Opter pour des collages abstraits était une manière de ne pas manipuler les gens », explique-t-il. Grâce au Momo Maker Project, soit une série d’œuvres créées aléatoirement par ordinateur puis imprimées et collées dans les rues, l’artiste américain trouve aussi l’occasion d’accorder sa pratique artistique à la révolution numérique naissante. Les formes générées par ordinateur constituent encore aujourd’hui pour lui un réservoir fertile, comme le souligne son exposition « Parting Line » au Hangar 107 à Rouen.
De fait, l’essor d’Internet explique aussi pour partie le développement de l’abstraction dans le champ de l’art urbain, ne serait-ce que parce qu’il a permis d’en renouveler les formes. En atteste notamment l’œuvre de Felipe Pantone. « La plupart des éléments qui m’inspirent sont liés à Internet, explique-t-il. Dans mes œuvres, on trouve des évocations des QR codes, des gradients, des éléments glitchés. Mon travail est post-digital, et s’adresse de ce fait aux gens de ma génération, qu’Internet a unifiés d’un bout à l’autre de la planète. » Ce qui n’empêche pas l’artiste de revendiquer l’héritage de Carlos Cruz-Diez et de l’art cinétique, comme pour mieux brouiller les frontières entre le graffiti et les divers courants de l’abstraction dans l’art du XXe siècle…
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°732 du 1 mars 2020, avec le titre suivant : Quand le graffiti fait abstraction de la figuration